OPEN UP JAPAN ! : UNE HISTOIRE DE L’OPENING ET DU MASHUP

Parler du mashup en animation est d’emblée délicat. La logique de création et d’expérimentation de l’animation suppose la réutilisation d’images et la mise en place d’effets de collage, d’incrustations, en bref d’un jeu visuel nécessairement présent. Mais l’animation japonaise se révèle encore plus singulière car elle prolonge une certaine rhétorique de l’emprunt propre à la culture japonaise. L’opening et l’ending, autrement dit les génériques d’ouverture et de clôture des séries animées, sont de bons intermédiaires pour approcher ce geste d’utilisation des sources externes, en même temps qu’ils traduisent la quintessence de la méconnue production animée actuelle au Japon. Laboratoires expérimentaux sur des durées courtes, ces génériques s’appuient sur une complexité de techniques dont… du mashup.

Un laboratoire d’expérimentation

Cet article tentera ainsi de déchiffrer le sens esthétique des nombreux openings existants, et d’y définir une logique mashupeuse. Il s’agira de valoriser, à travers des exemples symptomatiques, les choix esthétiques récurrents, et d’au-delà traduire une histoire de ces génériques.

Préparons-nous donc à recevoir le tracé nippon dans les yeux et beaucoup de Japanese-Pop (mais pas que) dans les oreilles.

L’opening, qu’est-ce que c’est ? Ceux qui survolent les playlists Youtube des grands passionnés de la japanimation peuvent constater la place immense consacrée à ces génériques, et pas seulement pour ériger une tribune à la remémoration d’une chanson de leur enfance télévisuelle. L’opening fait partie depuis fort longtemps de la logique de l’industrie japonaise : la chanson qui l’accompagne, en particulier, est bien souvent un morceau à part entière, interprétée par des chanteurs populaires et se déclinant sur CD, DVD… De la même manière, un opening peut lancer un jeune groupe sur le devant de la scène populaire. Mais au-delà de l’intérêt musical, l’opening est surtout un véritable espace de création pour les studios, voire pour certains directeurs d’animation spécialement convoqués pour le réaliser.

Il doit donc instaurer le ton de la série, approcher certaines caractéristiques esthétiques et narratives propres aux épisodes à venir, mais aussi accomplir l’exploit technique destiné à accrocher d’emblée le regard du spectateur. Ce travail est donc souvent extrêmement rythmé et est devenu de plus en plus complexe avec le développement des technologies. Par conséquent, l’opening traduit un refus de l’uniforme pour mieux dresser l’éloge de l’hétéroclite et de l’hétérogène.

Si le mashup va s’insinuer dans le générique japonais, cela est particulièrement voyant dans les productions les plus récentes. Le développement numérique a permis aux génériques de ne plus être uniquement dans un mimétisme d’éléments du réel ou d’autres médias, mais de greffer directement des sources extérieures pour développer un montage aux mélanges les plus divers. En outre, l’ouverture progressive du Japon après la Seconde Guerre Mondiale va précipiter l’entrée des cultures extérieures, en particulier celle des États-Unis ; et le Japon devient très vite, en ce sens, l’un des pôles phares de la mondialisation à partir de la fin du 20ème siècle. Cette influence de l’autre dynamise beaucoup la création populaire, et en particulier celle du manga et de l’animation.

Pour clarifier cela, ce qui se passe dans la langue japonaise est un bon exemple. Les Japonais ont un alphabet totalement adapté aux mots et noms étrangers, les katakana, une quarantaine de caractères simplifiés avec des déclinaisons qui servent à transcrire les mots, les expressions étrangères, en particulier celles universelles – donc évidemment surtout les anglaises. Ainsi, la prononciation n’est pas du tout respectée car le mot d’origine est totalement soumis au fonctionnement de cet alphabet. D’où l’origine, par exemple, du mot « anime » avec un accent appuyé sur le « e » qui se réfère à la base au mot animation en anglais, qui s’écrit アニメション, et se prononce « animé-shion« .

Le travail vis-à-vis des images de l’étranger est le même que celui de cette langue : il y a une réelle absence de scrupule à se réapproprier les images et à les adapter à un propos, une esthétique typiquement japonais. Quasiment toute la culture se fonde sur cette idée et crée plus des fusions que des combinaisons d’influences. Il y a donc rarement acte d’utilisation directe des plans, mais presque systématiquement des greffes plus ou moins retouchées.

Doit enfin se noter, avant la plongée nipponne, un générique qui, sans être du mashup, a contribué à la complexification des autres. La création du célèbre Cowboy Bebop dans les années 1990 a considérablement entamé une sensibilité nouvelle, avec une précipitation de récits cosmopolites, mélangeant les genres et les esthétiques. Elle incarne un nouvel essor de l’intérêt des jeunes animateurs et dessinateurs de cette époque pour les cultures étrangères, et pour des genres populaires comme le cinéma, le comic américain, le jeu vidéo. Le style de son réalisateur Shinichiro Watanabe continue d’influencer sur la nouvelle décennie et les autres génériques de son oeuvre ne se refuseront pas au mashup.

 

Une entreprise de collage, d’abord

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Sailor Moon et Cowboy Bebop

Le mashup devient donc véritablement présent à partir du développement numérique et la possibilité d’user d’effets graphiques plus aisés. Mais n’y aurait-il pas des ancêtres ? L’un des réflexes de l’opening consiste en un collage des éléments, une caractéristique qui se retrouve notamment dans des séries enfantines car elle propose un rapport spontané et ludique pour l’œil.

Dans les années 1970, cela est ainsi perceptible dans la série Lupin The Third, qui conte les aventures rocambolesques d’un petit-fils imaginaire du célèbre gentleman cambrioleur. Les génériques de Lupin se révèlent un peu précurseurs en ce qui concerne ces actions de collage, puisque les plans ne cessent de se diviser et de s’éparpiller en plusieurs textures. Mais la tendance ressurgit surtout dans les années 1990. Ainsi, le générique de Sailor Moon juxtapose des washi – ces fameux papiers japonais à motifs qui servent pour les pliages d’origami, par exemple – et des coupures de journaux occidentaux. De même, celui de Crayon Shin-chan emprunte au manga dont il est tiré. Cette série méconnue en France est l’une des plus populaires au Japon, qui suit les aventures d’un vulgaire petit garçon, introduit son personnage en intégrant directement la silhouette découpée du dessin d’origine.

https://www.youtube.com/watch?v=f_0GOKWvX5M

L’une des premières actions qui pourrait se qualifier de mashup, néanmoins timide, est ce travail de collage des différentes parties. Les arrières-plans reçoivent souvent des motifs issus de l’extérieur, se découpant ou se juxtaposant selon le rythme des chansons. Cet effet prolonge l’utilisation des trames dans le manga, ces arrangements de formes utilisées pour donner de la texture aux décors ou aux détails des personnages, ou encore créer des contrastes ludiques. Beaucoup de génériques de shojo (dessins animés pour jeunes filles) usent ainsi de washi pour déployer un aspect décoratif.

D’autres fonds plus intéressants indiquent une origine plus précise, et dès lors une pratique plus assumée du mashup. Les motifs picturaux en lien avec l’art japonais surgissent abondamment pour des séries plongées dans un Japon du passé. C’est le cas de Samurai Champloo, la seconde série du créateur de Cowboy Bebop. Pour la petite anecdote, le générique de cette série a été réalisé par Mamoru Hosoda, le futur réalisateur d’Ame et Yuki les Enfants-loups et du récent Garçon et la Bête. Les protagonistes sont présentés sur fonds d’estampes japonaises, tandis que surgit le contraste entre le son et l’image à l’œuvre dans tout l’anime. La réunion d’un Japon ancestral – avec ses estampes, ces kimonos et sabres – et du rap de Nujabes annonce tout de suite un récit revisitant ce genre musical contemporain à travers des conflits de samouraïs.

https://www.youtube.com/watch?v=4OuRajFzMYI

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Image du récent Donten ni Warau, qui prolonge le travail de Samurai Champloo

Cependant, le mashup de motifs anciens peut se révéler surprenant et totalement décalé. Le 17ème générique de la saga Naruto Shippuden présente le seul exemple de mashup de la série, parmi des openings « plus classiques ». Véritable fantaisie du studio, ce générique tranche car s’y instaure un jeu entre l’art calligraphique, l’estampe japonaise (comme la Vague d’Hokusai), et les éléments fictionnels.

https://www.youtube.com/watch?v=qHk1-e3pMDQ

Une intégration de la prise de vue réelle dans l’animation

Dans ces génériques cohabitent aussi des éléments issus de la prise de vue réelle. Les séries qui s’emparent de la science ou qui appartiennent au genre cyberpunk incarnent le meilleur exemple à ce niveau car s’y mêlent des objets technologiques, des ouvrages aux formules directement intégrées. Beaucoup de réalisations des années 2010 développent une esthétique avoisinant des données réelles, afin de construire un discours plus sérieux, voire réaliste, sur des dérives scientifiques ou des sociétés dystopiques. Pour exemple, Ergo Proxy fait parti de cette tendance, au même titre que Ghost In The Shell, Lain ou Psycho-Pass. Son générique fusionne notamment des extraits de manuels en plusieurs langues, ainsi que de nombreux schémas scientifiques. Le montage rend cependant complexe l’identification des données qui apparaissent ponctuellement et sont éclatés par les effets numériques.

L’esthétique de ces animes induit un rapport à l’image démultiplié et diffus. Les génériques déploient dans cette logique des jeux de fusions des couches où les éléments, tels des indices, s’éparpillent et surgissent par détails. Cela travaille un langage secret qui connote l’étrangeté de la série.

Par ces jeux de transparence, le niveau de réalité se fond dans le niveau dessiné, s’éloignant du désormais obsolète collage des éléments. Par ces génériques créant la confusion entre les éléments mashupés et ceux réellement dessinés se déploie en outre un discours sur la virtualité croissante des surfaces.

https://www.youtube.com/watch?v=8hfv2uAlvIc

Ranpo Gitan nous sert de transition car existent non seulement ces indices intégrés de manière fusionnelle, mais aussi des prises de vue réelles, comme la vue depuis un train en marche ou des citadins traversant un trottoir. Une fois de plus, cette greffe des éléments extérieurs établit un langage secret pour une série rendant hommage à l’écrivain Ranpo Edogawa, l’un des auteurs du genre de l’horrifique au Japon.

Le mashup dans l’opening suppose donc aussi l’intégration d’éléments citadins. Ce sont bien plus les bâtiments, les rues, les foules qui deviennent membres du corps animé, et qui représentent quasi-systématiquement le Tokyo du 21ème siècle. Là se joue le marquage d’une série comme Cowboy Bebop, où va se déployer l’intérêt pour les intrigues dans des grandes métropoles, et des épisodes alignant à chaque fois de nouveaux thèmes ou genres différents. Le filon expérimental et hétérogène se retrouve dans de nombreuses séries récentes, comme Durarara !!, Gurenn Lagann, Kekkai Sensen ou Kill La Kill. Dans l’opening de Bakemonogatari, une série de ce filon jouant sur les narrations éclatées, une agrafeuse colorée se balade dans des photographies de Tokyo. Le concept très simple paraît éloigné du sens de la série, mais installe déjà ces vastes espaces qui vont fonder une partie des atmosphères du film.

 

Un sens du clin d’œil et de la duplication

Si mashup il y a, celui-ci prend parfois parfois la forme du clin d’œil au cœur de l’entreprise. Ainsi, la présence de croquis ou planches des mangas, au cœur de la densification du générique, est bien souvent un hommage à l’œuvre d’origine. Elle surgit intensément dans les endings, les génériques de fin, figurant comme un rappel final valorisant le travail d’origine.

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Des exemples dans les openings de Maison Ikkoku et Monster

Ce type de greffe du manga d’origine peut aussi devenir un véritable manifeste du passage à l’animation. Le générique d’Attack On Titans le stipule ainsi, par son dynamique mélange entre gros plans du manga de base et succession des techniques d’animation – 2D, 3D, bouleversements des perspectives… – la série s’imposant lors de sa sortie comme un véritable tour de force du studio I.G. Production. L’apparition, à deux reprises, de ces brèves de manga rappellent le violent style d’origine tout en proposant l’alternative d’une animation tout aussi monstrueuse.

https://www.youtube.com/watch?v=XMXgHfHxKVM

Les œuvres picturales sont aussi ardemment présentes. Elles construisent généralement un rapport symbolique avec le sujet de l’anime, même si elles ne figureront pas dans la série elle-même. L’incrustation de célèbres tableaux donne une clé sur la compréhension des personnages et leur degré d’utilisation joue d’usages comiques ou tragiques. Ainsi, les toiles de Klimt frôlent le corps de l’innocente femme d’Elfen Lied, devenue impitoyable machine à tuer. Les imbrications indiquent la fragilité du personnage ou sa manipulation par d’autres.

https://www.youtube.com/watch?v=xEEGv80rwx4

L’opening suppose aussi la duplication. Bien souvent, les protagonistes sont multipliés, les mêmes silhouettes redoublées dans le plan, bien souvent pour jouer en rythme avec la musique, ou encore créer des variations comiques :

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Extrait de l’ending de Kill La Kill

Dans l’idée de la duplication, c’est la facilité de réutilisation et transformation des mêmes plans composés qui constitue une des pratiques récurrentes de l’animation limitée. L’emploi de la même boucle animée et sur laquelle va pouvoir agir de micro changements, se révèle en effet bien plus économique qu’une recréation totale. Par exemple, les mêmes explosions sont employées, avec de successives variantes de couleurs d’un épisode à l’autre, dans de grandes sagas de science-fiction.

Un créateur a poussé cette caractéristique jusqu’à l’obsession, se remakant et mashupant lui-même (et ce depuis 1995 !) : Hideaki Anno avec Evangelion, qui ne se définit pas réellement comme une franchise, mais comme une même histoire rejouée, recomposée, restructurée en permanence… Un tel cas singulier fera probablement l’objet d’un article à venir.

Pour en revenir à l’opening, beaucoup usent du recyclage et duplication des images dans une recherche de renouveau de la matière. Bien souvent, les génériques des saisons 2 imposent une visite des plans emblématiques précédents, usés dans une logique de remémoration Ainsi, le générique de Re:Hamatora, la seconde saison de la série d’aventures fantastiques Hamatora, implique, comme son titre l’indique, un re-mixage des images de la saison précédente. Au début et à la fin de ce générique, certains plans issus de la saison 1 se succèdent et fusionnent ensemble, comme programmés pour un visionnage précipité des événements précédents. Cette pratique récurrente en appelle souvent à la métaphore audiovisuelle, propulsant les images sur des pellicules en mouvement ou des écrans visionnés en accéléré ou rembobinés.

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Extrait de l’opening Boku Dake ga Inai Machi, qui utilise la métaphore de la pellicule de film

En conclusion…

Au final, il demeure difficile de définir un mashup dans l’animation, de même qu’il l’est de définir une cartographie des jeux d’emprunts. L’hybridation se révèle en effet constante, entre des mashup évidents, d’autres plus dissimulés, avec des greffes plus ou moins prises. Grâce à sa courte durée et son dynamisme, l’opening permet cependant d’approcher directement des réflexes esthétiques qui seront présents de manière plus diluées dans les séries ou les films. En cela, il peut être considéré mashup dans une certaine mesure, car il condense beaucoup d’éléments, qu’ils soient internes à la série ou extérieurs à elle.

Cette traversée éclaire au final sur la logique de création de l’animation japonaise, bien plus proche des sources réelles que les autres animations. En France ou aux États-Unis, les styles graphiques sont généralement détachés de toute réalité, ou alors s’en inspirent pour totalement s’en décrocher. Évidemment, les exceptions subsistent, mais elles concernent l’expérimentation ou le documentaire d’animation. A l’inverse, les animateurs japonais tirent substance de beaucoup d’éléments extérieurs et en jouent de manière plus ou moins appuyé. Si le mashup est présent, il n’est pas aussi affirmé que les créateurs occidentaux, car pétri de cette culture de l’emprunt qui va user des images de manière plus souple.

L’un des génériques les plus originaux de ces dernières années, celui de Sayonara Zetsubou Sensei, va conclure notre traversée. Cette série, délicieusement absurde et amorale, conte les déboires d’un professeur qui tente de suicider, mais plus ou moins empêché par ses excentriques étudiantes. L’illogisme (apparent) de l’histoire produit cet opening délirant à sa troisième saison, mashup de dessins d’origine, d’icônes asiatiques, de tableaux et photographies, d’objets…

Et, dans la logique du mashup de soi-même, existe un autre générique de la saison qui propose une réutilisation encore plus violente et vulgaire des plans du premier !