Mashup et expérimental: un air de famille ?

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Asleep at the Wheel de Mike Maryniuk, 2005

Vous qui regardez des mashup, qui vivez mashup, qui mangez mashup, qui n’avez d’yeux que pour le mashup : ne vous êtes-vous jamais fait la remarque que le mashup pouvait être considéré comme de l’expérimental ?
…Ce n’est pas le cas ? Alors je me suis posée la question pour vous !

Les genres cinématographiques ne sont, bien évidemment, jamais séparés par des murailles. Les hybrides existent toujours, et sont d’ailleurs plus nombreux qu’on ne le croit. Peut-être même qu’aucune œuvre ne détient en elle les caractéristiques d’un seul et même genre.

Néanmoins, il est intéressant de se demander pourquoi il peut nous arriver de confondre ces deux genres. En conséquence, nous considérerons ici le genre à la fois comme un ensemble de caractéristiques communément unies et comme un tout qui n’est ni exhaustif, ni exclusif quant à ses attributs.

Mais trêve de définition (non approuvée par Bernard Pivot) : venons-en aux faits.

Quelles différences ? Quelles ressemblances ? Quelles influences ?

Pour commencer, quelques petits repères sur le cinéma expérimental.

Historique du cinéma expérimental

Le cinéma expérimental puise ses origines dans les années 1920 avec les Avant-gardes, et les courants pluridisciplinaires bien connus : Surréalisme, Dadaïsme et Futurisme. Alors que le cinéma « de salle » est déjà structuré industriellement, le cinéma expérimental s’affirme comme un cinéma « bis », à part. C’est d’ailleurs l’une de ses raisons d’être : s’éloigner de la norme, que ce soit au niveau de la forme (déstructurée), de la narration (souvent absente) et de la durée (les films expérimentaux feront rarement 90 minutes, plus 10 ou 1200).

Thèmes et variations, Germaine Dulac (Avant-garde impressionniste, 1928)

Avec le déclin progressif des Avant-gardes dans le courant des années 1930, le cinéma expérimental connait une (ré)appropriation par des groupes plus épars, notamment aux États-Unis. C’est là-bas que l’on parle pour la première fois de « cinéma expérimental » dans une revue du même nom. Pour ce qui est des cinéastes expérimentaux européens, leur créativité est peu à peu étouffée avec l’arrivée de la Seconde Guerre mondiale. Mais dès le sortir de la guerre, leurs activités reprennent. Les Avant-gardes, pourtant disparues, sont encore la référence pour tous les artistes expérimentaux, et ce jusqu’aux années 1960. En France, le mouvement Lettriste créer l’impulsion en renouant avec le cinéma Dadaïste. Aux États-Unis, les travaux des futures figures du cinéma underground (Kenneth Anger notamment) sont qualifiés de « post-surréalistes ».

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Kenneth Anger, Inauguration of the Pleasure Dome (1954)

Puis le mouvement se structure avec la création d’organismes autonomes. L’idée est de créer et diffuser soi-même des créations filmiques rejetées par les réseaux traditionnels (sociétés de production, de distribution etc.). Aux États-Unis, l’organisme historique du cinéma expérimental est crée par le réalisateur Jonas Mekas en 1962, et porte le nom de Film Makers’s Cooperative. En France, le Collectif Jeune Cinéma et la Paris Film Coop sont crées suivant le même modèle, dix ans plus tard. De nombreux pays européens leur emboitent le pas, puis petit à petit le genre est théorisé. Mais ceci se fait dans un certain désordre, sans se mettre d’accord. Une multiplicité de termes sont crées (ou empruntés) pour tenter de désigner ce cinéma et ses différentes branches. On parle de « found-footage » (dont on il sera beaucoup question dans cet article), de « film sans caméra », de « film de montage » mais aussi de « cinéma lyrique », de « cinéma post-structurel » , de « détournement », de « ready-made ».
Puis s’ajoutent encore d’autres termes liés à l’appropriation de la vidéo (années 1980) et du numérique (années 2000) par les cinéastes expérimentaux. Dès lors, certains préfèrent le nom de « performeurs ».

Mais finalement : qu’est-ce que le cinéma expérimental ?
J’ai volontairement évité, jusque là, de m’attarder sur le contenu et la forme de ce cinéma. En effet, il me semble plus judicieux d’en dessiner les contours en le confrontant aux caractéristiques du mashup. Puisqu’il a été annoncé que les deux se ressemblaient, et même, se confondaient, vérifions cela en adoptant une approche transversale.

Le travail de la matière

« Je ne me pose pas la question de savoir si je suis peintre ou cinéaste », José Antonio Sistiaga, artiste expérimental

Le mashup comme le film expérimental ont ce point commun d’être tous les deux issus d’un travail « plastique » sur l’image. Cela va du découpage dans la matière (très courant pour le mashup : on découpe les morceaux de films qui nous intéressent) au grattage de pellicule, en passant par la surimpression, le recadrage etc. Si dans les deux genres, il arrive que les images soient tournées, celles-ci subissent en général, malgré tout, une deuxième intervention majeure : montage important, cisèlement de la matière, modification de la texture des images, de leurs couleurs et bien d’autres.

« Je suis plutôt quelqu’un de montage », Frédérique Devaux, artiste expérimentale

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Bill Morrison, Decasia (2002)

Le cinéma expérimental est souvent décrit par le biais d’un vocabulaire propre aux arts plastiques comme la peinture ou la sculpture. On parle d’ailleurs assez naturellement d’ “artistes” expérimentaux plutôt que de “réalisateurs”, ce qui est significatif. L’artisanat n’est pas si loin non plus lorsque l’on observe les méthodes de travail de certains. En effet, beaucoup officient au sein de laboratoires, avec des “machines” (visionneuses, table de montage, caméras bricolées). On compte plus d’une quarantaine de laboratoires de ce type à travers le monde, notamment le laboratoire L’Abominable, à La Courneuve.

Pour ce qui est du mashup, le côté manuel semble moins évident dans la mesure où l’on considère souvent qu’il est né de la cuisse du dieu Numérique. Or pour beaucoup, le numérique représente l’immatériel par excellence (vision erronée mais il faudrait entrer dans un autre débat). Cependant, même si c’est en partie le cas, l’acte de montage, de travail sur les effets sont autant de gestes techniques et complexes (que l’on soit professionnel ou autodidacte de l’audiovisuel, il faut une certaine pratique avant de maîtriser les outils concernés).

Mais alors, à partir de quand sommes-nous dans le mashup et plus dans l’expérimental (ou inversement) si l’un et l’autre sont issus d’un procédé semblable ? La réponse à cette question ne peut pas être exacte. Néanmoins, l’on peut souligner une tendance générale : le mashup est en général plus “figuratif” que le cinéma expérimental, autrement dit la technique est moins radicale, plus « respectueuse » des images, au sens où celles-ci sont en générale moins déformées.

Malgré tout, la nuance n’est pas évidente. La preuve par l’exemple : à quel genre appartient selon vous ce film :

Raphael Minnesota, Rain and fever

Le réalisateur, Raphaël Minnesota, a cela d’intéressant qu’il catégorise ses films lui-même. Au regard de cette catégorisation, il réalise aussi bien des mashup que des films expérimentaux (et bien d’autres encore), et classe ce film ci comme… (roulement de tambour) : “mashup” et “art vidéo”.

Étonné ? Vous ne l’êtes probablement pas puisque vous aviez déjà vu ce film quelque part… mais où déjà ? Bon sang mais c’est bien sûr, sur l’Encyclopédie Mashup Cinéma ! Cependant, on ne peut bien évidemment pas cacher la subjectivité de ce choix de dénomination de notre part (on prêche pour notre paroisse, que voulez-vous). Quant à Raphaël Minnesota, il reste à l’interroger sur sa motivation à catégoriser son film ainsi.

Quoiqu’il en soit, le degré de travail sur la matière image ne semble pas suffisant pour distinguer mashup et expérimental. Penchons-nous plutôt sur la nature de cette matière première.

Nature des images recyclées

Le mashup et le cinéma expérimental ont ce point commun d’avoir une fâcheuse tendance au remploi. Ce phénomène est désigné de multiple façons : recyclage, cinéma de seconde main (expression de Christa Blumlinger), found-footage etc. etc. Laissons donc de côté quelques instants les films fait d’images tournées pour lui-même.

Encore une fois, cela rapproche les deux genres. Cependant, ici, une rupture est communément admise, à tort ou à raison. Effectivement, on oppose souvent les deux genres vis à vis de la nature des images qui les composent. D’un côté, on trouvera l’expérimental avec de le pellicule trouvée, non ou mal identifiée, des archives peu connues du grand public et à la limite des images de stock-shot. De l’autre, on aura le mashup avec des images très populaires de fictions (films, séries) ou trouvées sur Youtube, donc des images si ce n’est connues, du moins familières du grand public.


Christ Church Saint James de Stephen Broomer / Le Grand Budapest Hotel de Wes Anderson

Mais, vous le sentez venir, il s’agit là aussi d’une tendance et non d’une règle absolue.

“Je pressens que l’ensemble de la production hollywoodienne des quatre-vingts dernières années pourrait devenir un simple matériau pour de futurs artistes cinéastes”, Jonas Mekas, figure de l’expérimental et du cinéma underground américain

Quand Jonas Mekas, déjà cité dans cet article, prononce cette phrase, nous sommes en 1969. Et il ne s’agit pas là d’une parole en l’air, provocatrice, comme le sont souvent ces petites phrases que l’on retient des artistes. Ce dernier n’hésite pas à fonder certains de ces films sur des images très populaires de films ou non (Elvis Presley dans Elvis par exemple). Et certains mettent en application ses dires comme Christoph Girardet et Matthias Müller avec leur travail dont voici un aperçu avec leur interview (pour les germanistes) :

Des extraits de l’oeuvre de Christoph Girardet & Matthias Müller.

Si l’on suivait à la lettre ce que nous disions au début de cette partie, l’étiquette de ce film serait : “Mashup”.

Pour autant, instinctivement, appelleriez-vous ça du mashup ? Certaines séquences ne vous semblent-elles pas plus proche de l’expérimental ?
Quelque soit votre réponse, force est de constater qu’encore une fois, l’hésitation est de mise.

Il est maintenant temps de nous demander (puisque l’auditoire s’impatiente) : qu’est-ce qui fondamentalement fait que le mashup et le cinéma expérimental ne forment pas un seul et même genre ?

Fins des auteurs, effets sur les spectateurs

Si l’expression « cinéma expérimental » existe d’un côté et que le mot « mashup » existe de l’autre, c’est qu’à un moment ou un autre, il nous a paru légitime de les distinguer l’un de l’autre. Comment expliquer cela ?

« De longues nuits à jouer avec les possibilités », Ken Jacobs, artiste expérimental

La raison est à chercher du côté non des créations, comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant, mais des créateurs.

En effet, et ceci n’a rien de péjoratif,  il semble que les mashupeurs cherchent en général à se faire comprendre, les expérimentaux moins. Dit autrement : l’un parle le français -à sa manière, l’autre parle le chinois mais communique malgré tout (si vous parlez le chinois, remplacez le mot “chinois” par “serbo-croate”, la métaphore marchera mieux).

J’explicite.

Dans le mashup, le souci de la compréhension est de mise. Le mashupeur, en assemblant ses images, créer du sens et facilite l’interprétation. Ainsi, chacun remarquera souvent les même choses : “tiens tous les personnages du film font un mouvement de droite à gauche”, “tiens il a associé la bande-son de tel film avec les images de tel autre ». De là naitront des interprétations qui varieront plus ou moins. A cela s’ajoute le fait que le mashup soit un art de la référence, de l’intertexte. Il s‘appuie sur les connaissances cinéphiliques de chacun.
Ainsi le mashup est dans une proximité avec le spectateur en tant qu’être doué de raison. Du moins, il cherche à l’être en lui proposant des points auxquels se rattacher pour comprendre.

Le cinéma expérimental, lui, s’adresse plus à l’oeil et au cœur qu’à la pensée. C’est la forme qui compte et celle-ci est souvent dépourvue d’éléments narratifs et même sémantiques. Le graphisme, le son, les impressions créées priment dans l’attention que les artistes expérimentaux portent sur leurs œuvres. Le cinéma expérimental vise donc des spectateurs moins attachés au sens, et plus avertis dans la mesure où notre éducation à l’image repose d’avantage sur la raison (à l’école, on aborde d’abord la perspective en peinture selon la façon dont elle est construite que selon les sensations qu’elle nous procure). Il faut être apte à regarder et apprécier  des tableaux sans cartels dans un musée ou une galerie. Il faut savoir écouter et aimer la langue chinoise sans la comprendre. Le spectateur doit donc savoir être réceptif à des qualités esthétiques pures.

Attention, cela ne signifie pas que le cinéma expérimental ne véhicule aucun message. Un message, une idée peut tout aussi bien être portée par la stimulation des sens et la création d’une émotion que par un raisonnement.

“Notre concept de base était assez différent du résultat final. L’idée était de créer des tableaux surréalistes sans narration, en créant par exemple un paysage composé de cinq paysages cultes du cinéma. Notre idée a évolué vers quelque chose de moins abstrait », Studio Gump (mashupeurs dont vous pourrez trouver le reste de l’interview sur ce blog)

Voici deux films, inspirés tout deux du même cinéaste que vous aurez reconnus, et qui devraient vous aider à comprendre tout ce charabia, s’il en est :

Film du Studio Gump, The Red Drum Getaway, 2015 :

 

Film de Gregg Biermann, Cropduster Ocet, 2011 :

Ainsi, le cinéma expérimental se distingue du mashup du fait qu’il soit peut-être plus radical formellement. Ceux qui le font semblent moins soucieux quant à la compréhension de leurs films. Regarder un film expérimental relève plus de l’expérience sensible, tandis que le mashup s’inscrit tendanciellement dans une proximité avec son audience, tant au niveau de l’intelligibilité que du cadre de référence.

Je comprendrais parfaitement que ces dernières phrases fassent bondir certains acteurs des deux milieux en question, mais la caricature est parfois nécessaire pour se faire comprendre.

J’insiste néanmoins de nouveau sur l’idée que la frontière entre mashup et cinéma expérimental est fragile. Ces deux cinémas présentent de nombreux points communs, et, comme nous l’avons vu, ceci va au delà d’une simple affaire de ressemblance.
Les exemples de films que contient cet article sont, du moins je l’espère, significatifs de ce phénomène.

Mais puisqu’il est dans la nature humaine de vouloir tout ranger dans des cases (moi la première, je le concède!), je terminerais cet article par une proposition. Et si l’on considérait le mashup comme une sous-catégorie de cinéma expérimental, et l’expérimental comme une sous-catégorie de mashup ?


Références et sources d’inspiration :

BRENEZ Nicole, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas, 2002, p. 49-67.
THOUVENEL Eric, CONTANT Carole, Fabriques du cinéma expérimental, 2014.
Festival of (In)appropriation, Festival des Cinémas Différents et Festival du Cinéma du Réel.

Remerciements à Antoine Menou et Anne Vimeux pour la touche finale.