Échantillonner, détourner, remonter… Analyser : le dispositif (2ème partie)

Vertov_LevManovichThe Eleventh Year (Dziga Vertov, 1928) – visualization by Lev Manovich

En quoi “mashuper”, remonter, détourner, peut être une manière de proposer les images sources à l’analyse, au regard critique… Tel est le postulat ou plutôt la question qui m’a amené à rechercher depuis mes études universitaires les liens qui unissent la démarche de remploi avec la démarche critique, que cette dernière soit plus ou moins une volonté affirmée par l’auteur. Deuxième partie d’un premier article autour du “dispositif”.

Comme je le présentais dans la première partie de cet article, le dispositif cinématographique est parfois directement ou indirectement questionné au sein d’oeuvres de remploi. Un dispositif que le remontage, le détournement, interroge et révèle parfois dans son idéologie, sa “sociologie”, comme dans sa matérialité et sa technicité.
De tous les dispositifs de diffusion qui peuvent être en jeu dans l’esthétique du film de remploi et mashup (cinéma mais aussi télévision ou encore internet), on pourrait relever une constante : celle du flux. Le flux interne d’images/photogrammes nécessaires au bon déroulement d’une vidéo, d’un film. Mais aussi le flux d’images plurielles inhérent aux médias de masse. Ce que le cinéaste et essayiste Peter Watkins appelle la crise des “mass medias de l’audiovisuel” (lire la préface de son livre Media Crisis, aux éditions L’échappée) doit trouver une forme de contrepoint essentiel dans la discussion critique face à l’hégémonie formelle et structurelle (ce qu’il nomme “la Monoforme”) à l’oeuvre dans les médias de masse. Le remploi/mashup n’est il pas un outil idéal – pour autant qu’il soit un tant soit peu utilisé dans cette direction – dans les mains du spectateur/auteur pour débattre des questions de forme, de processus et d’idéologie des images audiovisuelles ?

 

Flux et Signal

Dans A Movie réalisé en 1958, l’américain Bruce Conner reprend, sur une bande son qui semble directement tirée d’un film de série B, des extraits de nombreux films populaires de série de l’époque. Cette démarche, non loin du Pop Art, amoncelant des critères esthétiques et narratifs à l’œuvre dans ce genre de productions, il la souligne comme contrepoint de la culture dans la fin des années 1950 des images animées en tant que divertissement, publicités, actualités. Dans un entretien réalisé en 1991 à San Francisco (retranscrit dans le livre Recycled Images, de William C. Wees), il dit : « si vous écoutez la radio, le journal peut relater dix événements de suite. Rien ne le distingue de A movie. Un événement absurde, puis une catastrophe, puis de la spéculation, puis des sortes d’instructions sur ce qu’on doit penser de telle ou telle question politique ou sociale. »

Bruce Conner, dans le même entretien, révèle à la fois le caractère critique de son travail comme le degré mémoriel auquel il est attaché en se référant notamment au plaisir qu’il avait à regarder les bandes-annonces de films étant enfant. Ainsi il propose dans une sorte de « compilation » (nommée au singulier, A Movie) une synthèse de ces images de la culture populaire américaine issues de films (au pluriel). Il y développe à la fois une passion pour ces formes et un regard critique sur leur omniprésence croissante dans cette même culture. C’est donc le dispositif idéologique du flux des images qui se trouve ici questionné avec l’ambivalence du procédé de compilation extatique prônée par les surréalistes. Comme chez ces derniers, il opère par le montage une forme de jeu discret de « conversion » (pour reprendre un terme de Clément Chéroux) des images prélevées qui trouvent alors un nouvel écho narratif dans des confrontations ludiques (prenons pour exemple le plan d’un sous-marinier observant par son périscope confronté le plan suivant à une pose déshabillée de Marilyn Monroe).
Cette question du flux ‒ et aussi de la multiplicité des dispositifs et de leur importance sociale ‒ trouvera encore plus de matière avec l’apparition de la télévision dont le flux est rendu possible par une matérialité technique nommée signal. C’est cette technicité que les premiers vidéastes auront à cœur de manipuler/questionner. Prenons l’exemple de l’artiste sud-coréen Nam June Paik dont les premières expériences aussi esthétiques que ludiques se feront à travers l’objet « téléviseur » et sa technicité de réception.
Il y a chez l’artiste le désir de transformer le spectateur en auteur, le dispositif récepteur en dispositif émetteur, notamment en manipulant avec des jeux d’aimants le faisceau d’électrons du balayage télévisé. L’art vidéo est né, surtout dans son dispositif de présentation, à travers l’institutionnalisation des recherches de June Paik exposées en 1963 à la galerie Parnass de Wuppertal en Allemagne. Paik y présente douze écrans de télévision préparés avec quatre pianos, des tourne-disques, des magnétophones, des objets sonores et mécaniques et une tête de bœuf récemment abattu. Nous ne sommes pas loin de l’amoncellement issu des collages surréalistes, mais ici sous forme de dispositif à part entière.
Évidemment, le dispositif de diffusion des diverses expériences citées ici se fait le plus souvent dans un contexte social et idéologique totalement différent de celui des images issues des médias de masse. Par exemple la galerie d’art contemporain est un lieu chargé de sens qui prévaut parfois à celui des œuvres présentées. Cependant les auteurs questionnant le dispositif et le flux ont la plupart du temps le fantasme avoué d’occuper celui des mass medias qu’ils s’appliquent à mettre en abîme (chose rendue possible et largement utilisée par le mashup dans cet imposant dispositif de diffusion que représente aujourd’hui Internet, j’y reviendrai).
Rappelons la période de la fin des années 1960 pour ces précurseurs, qui laissait encore la possibilité rare mais existante de laisser se côtoyer avant-garde et mainstream (dont la traduction littérale est flux principal). En 1967, la chaîne de télévision publique WHGB-TV à Boston monte le programme Artist-in-Television dont la production la plus remarquable sera diffusée deux ans plus tard sous le titre The Medium is the Medium avec les contributions de Allan Kaprow, Nam June Paik, Otto Piene et Aldo Tambellini (en vidéo, danse, théâtre…). Ces questionnements du médium sont donc au cœur des réactives années 1960 avec les travaux des artistes de l’époque, mais aussi des écrivains et philosophes comme Marshall McLuhan (auteur de la phrase « le message c’est le médium ») Guy Debord et Jean Baudrillard (auteurs respectifs des ouvrages La Société du Spectacle en 1967 et La Société de Consommation en 1970).

https://vimeo.com/190008991

« La société du spectacle », par Guy Debord (1973). Le film entier est un détournement d’images mises en relation avec des extraits du livre, lus par l’auteur/réalisateur.

Aujourd’hui, après cette époque riche de doutes comme de fascinations pour le médium et le flux des images animées, initiatrice d’une forme de contre-culture, ces questions restent plus que contemporaines à l’heure de la multiplication des dispositifs. Si celui du cinéma n’a que finalement peu changé (si ce n’est sa technique et qu’il est prolongé d’une multitude d’images compléments), celui de la télévision et surtout de l’internet ne cessent de se modifier et de se compléter de réflexions plus ou moins anxieuses sur la perméabilité des publics aux images. Le trouble platonicien quant aux images comme “réalité mensongère” n’a jamais été aussi présent. Le dispositif même de la télévision issu d’un mode non pas de dialogue, mais de monologue (l’acte de communication est donc unidirectionnel) est source de saines critiques. Les paradoxes propres à internet et à ses réseaux sociaux ne simplifient pas la tâche pour s’y retrouver dans ce dispositif à part entière. Y est vécu l’écart entre mass media et possibilité inégalée en termes d’accès à une pluralité de sources et de formes.
La pratique du détournement permet de jouer de ce trouble, y participant d’une certaine manière mais en le rendant absurde et visible, notamment par le remontage (pour exemple les travaux de Vinza). Une pratique politique, comme le scandait les Situationnistes (voir la page sur René Vienet) ou encore le collectif américain Negativland (j’y reviendrai dans un article à venir consacré à la place de l’auteur).
Dans La recherche de la vérité par la critique de textes et de documents, Fabien Rennet détourne un document d’archive présentant une démonstration de scepticisme face aux images orchestrée par le négationniste Robert Faurisson. En déplaçant le discours ailleurs, sur le champ de la pornographie, l’argumentaire filmé devient par un jeu d’arroseur arrosé une forte métaphore des limites de l’analyse des images, auxquelles on peut sans aucun doute prêter de multiples intentions et interprétations selon la méthode choisie pour leurs représentations et lectures.

 

Masse de médias & interaction

« Les ciseaux et la colle ont été remplacés par un simple copier/coller. En encodant les opérations de sélection et de combinaison dans les interfaces des logiciels de création et d’édition, les nouveaux médias légitiment ces opérations. »
Lev Manovich, L’esthétique de la sélection dans les anciens et nouveaux médias, in Monter/Sampler, Éd. du Centre Pompidou & Scratch Projection, 2000, p.54
Internet et le World Wide Web, par leur nature même, a permis l’explosion de nombreux courants à la fois artistiques et intellectuels autour du potentiel que l’outil représente pour l’utilisateur en terme d’accès aux données en partie issues des mass medias mais aussi en terme de pratiques d’appropriations démocratisées et diffusables sans intermédiaires (pour autant que les sites de video streaming n’en seraient pas…). Le remploi dans sa forme contemporaine pouvait naître sous le terme de mashup.
Survolant la question du droit à la propriété intellectuelle, Internet est donc devenu le paradis d’une source audiovisuelle sans cesse renouvelée qui laisse à l’utilisateur un potentiel d’accès aux sources et à leur “remixabilité”. Lev Manovich, théoricien des nouveaux médias et profond défenseur de la culture libre écrira dans Software Takes Commands en 2008 :
« La “remixabilité profonde” ne concerne plus seulement les professionnels, mais également les amateurs qui n’ont pas seulement en mains les moyens de production de leurs propres contenus, mais ont également accès aux contenus des professionnels dans la mainstream database que représente Internet. »
Cette généralisation d’une pratique, utilisée parfois comme outil de lien social (par les réseaux sociaux et leur système de diffusion virale) est aussi rendue possible par ce que les outils informatiques ont libéré techniquement.
Ces outils informatiques ont profondément modifié le rapport au dispositif de diffusion “classique”, à sens unique (quand bien même le spectateur est “actif” en cela qu’il procède à une forme d’appropriation cognitive des images et récits qui défilent sur un écran). Ils ont ouvert la voie à une forme d’interaction à la fois utilisée par des artistes et des développeurs à destination de l’utilisateur/spectateur. Même si cela implique parfois pour ce dernier le sentiment de vivre l’ambiguïté de la dite interaction lorsqu’elle transite par un logiciel au comportement préétabli donc préparé à un certain usage.
L’interactivité et l’idée de database audiovisuelle est au coeur des recherches de Jennifer et Kevin McCoy, couple d’artistes américains qui explorent depuis les années 90 le rapport des individus à la technologie, aux médias de masse et au systèmes narratifs notamment à travers des formes interactives.
Ils proposent notamment dans quelques installations en galerie (donc dans un dispositif décontextualisé) une fragmentation du spectacle télévisuel ou cinématographique pour le revoir par le prisme d’une organisation esthétique ou thématique. Pour exemple Every Shot, Every Episode qui propose au visiteur de visionner selon son choix des plans issus de 20 épisodes de la série Starsky & Hutch classés par éléments visuels, temporels ou narratifs.
La même année, en 2001, les McCoy décident d’investir cette immense database qu’est déjà le web avec notamment deux expériences notables :
  • 201, A Space Algorithm est une application web qui permet à l’utilisateur de “remonter” partiellement le film 2001 de Kubrick avec une part complémentaire d’aléatoire, jouant sur les notions de temporalité et de séquentialité d’un récit filmique au pouvoir fortement référentiel.

201 space algorithm

  • LIMM (2000 à 2001) est aussi une application web, assez nouvelle pour son époque, qui pousse encore plus loin l’interaction en allant vers la collaboration et le mashup. Plusieurs utilisateurs connectés peuvent participer à un assemblage en temps réel de sources et formats divers glanés sur internet (sons, images, vidéos) tout en permettant durant le processus une messagerie instantanée entre participants.

LIMM

 

Depuis ces expériences de dispositifs en ligne qui exploraient déjà des zones audiovisuelles nouvelles ouvertes avec le web, il suffit de se plonger sur Mashup Cinema pour savoir que dans ce dispositif hybride et grandissant qu’est internet, le mashup devient une forme de “langage” en soit. Ou en tous cas une manière de détourner ou prolonger des univers référentiels, les remixer, les faire se rejoindre, se les approprier au sein d’un échange constant de données.
C’est donc naturellement que sur les traces des McCoy et autres précurseurs, des développeurs se sont emparés du processus devenu en partie acte culturel pour produire des “outils de mashup” en direction de l’utilisateur. Ce dernier en fera cependant souvent l’expérience dans un contexte technique orienté (concrétisé en la nécessaire interface utilisateur), laissant parfois finalement peu de marge quant aux choix d’appropriation des sources (alors que potentiellement le dispositif en ligne le permet).
Un exemple récent est celui de l’application Crumbles qui permet à l’utilisateur de transformer ses messages écrits en mashup et de l’envoyer par mail ou sur les réseaux sociaux.
Au delà de l’aspect ludique assumé (mais sans doute vite épuisable) la limite de ce type de projet réside donc dans la relative appropriation des sources puisqu’elles sont pré-sélectionnées par le développeur. Ce qu’il manque pour rejoindre le processus potentiellement critique de l’emprunt est, il me semble, la logique de sélection et de combinaison libre des sources. Le flux serait donc dans cet exemple finalement peu questionné par l’utilisateur auquel il manquerait probablement le fait qu’il puisse en devenir contributeur. La force du web n’est-elle pas de proposer avec autrement plus de facilité qu’au seul règne du cinéma et de la télévision un potentiel d’échantillonnage comme d’apport au coeur d’un flot audiovisuel ?
Une autre expérience en ligne laissant cette fois l’utilisateur plus libre de ses sources a débuté en 2012 et s’est terminée fin 2015 : Popcorn Maker (code source) proposée par la fondation Mozilla. C’était un outil de mashup permettant de mixer différentes sources en lignes via l’insertion de leur adresse web au sein d’un éditeur sous forme de timeline (donc héritée des logiciels de montage vidéo non linéaires). Ici le mix media est au coeur de l’application web (donc au coeur du dispositif de sélection), permettant le mélange rapide de textes, images, vidéos, etc. Les sources provenant d’un choix de l’utilisateur ce dernier se trouvait finalement face à un logiciel de montage en ligne simplifiant l’intégration de sources web.
Une des problématiques face à la quantité de sources accessibles en ligne est leur visualisation. Comment échantillonner au coeur de l’imposante base données d’archives que représente par exemple les Archives Prelinger sur le site archive.org ?
La question de la visualisation (puis comparaison, analyse, découpage) des databases audiovisuelles est au coeur du processus contemporain de remploi. Lev Manovich oeuvre avec son laboratoire de recherche Software Studies Initiative a répondre à cette question en mettant à disposition, entre autre outil, ImagePlot un logiciel libre de visualisation d’images et de séquences vidéo qui peuvent être représentées selon différents critères entrés par l’utilisateur ou analysés par l’algorithme (date, contenu, caractéristiques visuelles…). Une manière de pouvoir accéder visuellement (et non pas uniquement par mots clefs par exemple) à une gamme de contenu en vue d’une analyse structurelle, temporelle, esthétique des sources mais aussi de leurs éventuels remixs (lire sur ce point l’utilisation du logiciel faite par Eduardo Navas à des fins d’analyse comparative de vidéos virales).
Dans le champ plus spécifique du film de cinéma et de son analyse esthétique, Frederic Brodbeck a pour sa part développé durant ses études le projet de datavisualisation Cinemetrics qui a pour objectif de donner une forme graphique à l’ensemble d’un film et qui évolue en fonction de son rythme de montage, ses couleurs dominantes, les mouvements internes aux séquences, aux plans… Une manière différente de voir et comparer en un coup d’oeil l’ensemble d’un film face à un/des autre(s) (mais ici encore choisis par le programmeur).
Tester le site

 

Selon l’époque, les technologies et dispositifs en jeu dans le remploi d’images audiovisuelles différent et la diffusion des oeuvres restera majoritairement, au début, en dehors des mass médias. Pourtant beaucoup d’auteurs de films de remploi/détournement cherchent depuis longtemps à faire grain de sable au sein même du flux dont ils prennent les images. Comme une invitation faite au spectateur…
C’est surtout avec l’avènement de l’informatique, des nouveaux médias et d’internet que l’implication du spectateur invité à devenir lui-même remixeur/critique se fait la plus forte notamment à travers diverses expériences interactives. Au sein de ces dispositifs comme à travers les outils de création numérique peut être questionné plus ou moins directement le flux des images sources, leur processus d’élaboration, leur diffusion mais aussi l’acte même de sélection puis manipulation.
Aujourd’hui, alors que la “remixabilité” est devenu autant un acte culturel que artistique, un des enjeux du mashup est selon moi de garder sa part de subversion et un potentiel critique au sein des dispositifs de diffusion. Un peu à la manière du street art, le défi pour les auteurs est de préserver cette fibre issue d’une forme de contre-culture qui trouve une place de plus en plus grande dans les médias de masse. Le terrain de jeu est donc idéal mais nous connaissons les risques d’uniformisation dans ce contexte. Le mashup est une révolution qui doit continuer à bouleverser notre manière de consommer les images. L’enjeu est de taille et c’est sans aucun doute par le biais d’ateliers de sensibilisation et de pratique artistique que les nombreux potentiels d’expression du mashup apparaîtront aux nouveaux spectateurs/praticiens.
D’un point de vue esthétique, le jeu de poupées russes qui extrait les sources audiovisuelles pour les réinsérer dans un autre espace-temps que celui de la narration ou du flux dont elles sont issues invite souvent à une réflexion profonde sur l’espace et le temps filmique, celui qui est à l’oeuvre dans le récit cinématographique et plus généralement audiovisuel. Fragmenter et jouer de cet espace et de ce temps du récit est aussi une constante à l’oeuvre dans de nombreux mashups et films de remploi. Mais c’est une autre histoire, un autre temps…

 

Prochain article : L’espace & la temporalité