MASHUP ET LITTERATURE : CENTON JOUE AVEC LES MOTS (1ère PARTIE)

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L’art du découpage et du réassemblage propre au mashup n’est pas réservé aux seules créations visuelles. La littérature est concernée depuis longtemps par cette pratique. Rien de mieux pour démarrer cet article que de mashuper le discours de Julien Lahmi, le plus vaillant défenseur de cet art en disant que « cette pratique existe à partir du moment où les gens commencent à créer ». Les pérégrinations d’Ulysse ne sont-elles pas après tout le fruit d’un assemblage de légendes urbaines picorées de ville en ville, faisant d’Homère le premier auteur mashupeur ?
La première partie de cet article sur le mashup littéraire sera consacrée au centon, suivie par d’autres épisodes sur le cut up ou la fanfiction.

La pratique littéraire apparaît dès l’antiquité. Au 8ème siècle av. J.-C, Homère, le plus célèbre des aèdes, nous lègue deux épopées, l’Iliade et l’Odyssée, dont les événements se déroulent pourtant bien avant la naissance du monsieur (et pas de Google à l’époque pour se renseigner sur les mésaventures des héros). Les aèdes, poètes chantant de grandes épopées accompagnés d’un instrument de musique, sont les premiers artistes mashupeurs, parce qu’ils ne se contentent pas de rapporter les exploits mais les adaptent selon les demandes du public, les affinités pour tel ou tel personnage, les réactions favorisant le développement d’une œuvre composite en continuelle construction.

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©Auguste Leloir « Homère »

La récolte de différentes sources artistiques, le collage et le montage sont des pratiques très répandues actuellement favorisées grâce à un accès facilité aux logiciels de montage et aux informations (on en parle ici).
Ces méthodes sont inspirées du centon (mot venant du grec et signifiant un vêtement fait de divers morceaux) : Pièce de vers ou de prose composée de passages empruntés à un ou plusieurs auteurs, très pratiquée pendant l’Antiquité, le Moyen âge et le 17ème siècle. Pour le très mashupien Wikipedia, le centon est plus globalement « une œuvre littéraire constituée d’éléments repris à une ou plusieurs autres, et réarrangés de manière à former un texte différent ». Complétons par une jolie formulation d’Ausone, auteur du « Centon nuptial » en 369 et réalisé à partir de vers des Bucoliques, de l’Enéide et des Géorgiques de Virgile :
« […] Et si tu permets que je t’instruise, toi qui serais mon maître, je vais te définir le Centon. C’est un échafaudage poétique construit de morceaux détachés et de divers sens ; […]C’est comme qui dirait le jeu des Ostomaties chez les Grecs. Ce sont des osselets qui forment en tout quatorze figures géométriques : il y en a d’équilatérales, de triangulaires, à lignes droites, à angles droits ou obtus ; ou, pour parler grec, isocèles, isopleures, orthogones, scalènes. Des divers assemblages de ces osselets se dessinent mille sortes d’images : un Éléphant monstrueux, un lourd Sanglier, une Oie qui vole, un Mirmillon sous les armes, un Chasseur à l’affût, un Chien qui aboie, une Tourterelle, un Canthare, et un nombre infini d’autres figures qui varient suivant le plus ou le moins d’habileté du joueur. Ces combinaisons, sous une main adroite, tiennent du prodige : un maladroit ne fait qu’un agencement ridicule. Cela dit, tu sauras que je n’ai pu imiter que ce dernier. Le centon est donc une œuvre qui se traite de la même manière que ce jeu. Ce sont des pensées dissemblables qu’on accorde, des phrases adoptives qui ont un air de famille, des mots étrangers qui ne ressortent pas avec trop d’éclat, rapportés sans trahir la gêne, pressés sans déborder outre mesure, décousus sans laisser du vide. Si tout ce qui suit te paraît conforme à ces règles, tu peux dire que j’ai composé un centon. »
Le plus ancien ouvrage réalisé en centon serait l’œuvre « Medea » (fin du IIème siècle, début du IIIème) d’Hosidius Geta entièrement composé de vers tirés de l’oeuvre de Virgile.
Le centon est loin de consister à réaliser un simple plagiat, il s’agit d’une démonstration, parfois d’un hommage pour capter l’essence des plus grands poètes, et nécessite donc une grande rigueur. « Le travail de création n’est pas ici dans l’invention mais dans la façon d’agencer les fragments. » (source : l’affabuloir).
Le centon a traversé les époques se déployant de différentes manières (le cut up issu de la beat generation peut en être une méthode dérivée, nous l’aborderons dans une autre partie plus spécifiquement).
Parmi les auteurs contemporains qui se sont essayés à cet exercice, on trouve Jacques Roubaud (membre de l’Oulipo) dans « La prothèse poétique », « Un texte de Rimbaudelaire » ou Joseph Guglielmi dans « K ou le dit du passage ». Le résultat forme un tout plus ou moins “accessible”, comme dans cet extrait de “K ou le dit du passage” (Les extraits qui suivent sont tirés de l’ouvrage « Les mots pour le rire » de Sébastien Bailly).

gaglialmi extrait

Yak Rivais est également reconnu pour avoir écrit plusieurs œuvres en centon : « La disgrâce de Racine » publié en 1979 à partir de vers de Racine :

yak rivais_disgrâce de Racine

Les demoiselles d’A » qui emprunte 750 phrases à 750 œuvres d’auteurs, est une œuvre ingénieuse et touchante, donnant l’impression de voir communiquer ces grands auteurs entre eux. Ici des phrases d’oeuvres de Maurice Leblanc, Owen, Kollontaï, Hériat et Mérimée :

Les demoiselles d'A_Rivais

Jean-Luc Lagarce, grand nom du théâtre décédé en 1995, a également, par le biais de textes pré-existants, composé des pièces. « Nous, les héros » par exemple est à la fois un jeu de collage, de centon et d’invention propre d’après l’œuvre de Franz Kafka. Il en a repris des noms de personnages, des extraits de son journal. Pour ceux qui souhaitent aller plus loin, vous pouvez trouver une analyse fouillée de cette dernière pièce ici.

L’un des derniers ouvrage dit de centon publié a été récompensé du prix « France culture-Télérama » en 2013. « Alias Ali » de Frédéric Roux s’inspire en effet de cette technique pour réaliser une biographie du boxeur Mohamed Ali. Le livre se compose de bouts d’écrits tirés de la presse ou d’autres livres, et qui parlent du boxer. A ces voix de journalistes, proches, adversaires et autres se mêlent aussi des voix fictives pour se libérer du centon pur et dur. « L’ensemble finit par ressembler à un patchwork de murmures, de rumeurs, d’opinions et de récits. On se dit, finalement, que connaître quelqu’un, c’est avoir passé une vie à en entendre parler. » (source).
Et c’est bien cela dont il est question avec le centon contemporain, une forme hybride qui casse les frontières entre son concept, la fiction, l’essai, l’hommage, le copiage aussi, pour assembler diverses voix connues, reconnues ou non et formant ainsi un corpus riche pour la création.
Dans la prochaine partie, nous parlerons du cut up : technique dérivée du centon mais également chargée d’une dimension contestataire et esthétique.
Si vous êtes arrivé au bout de cet article, vous êtes prêt pour expérimenter le centon vous-même, piochez des phrases des œuvres de Baudelaire, Harlan Coben, Marcel Proust ou autres et composez une petite histoire !

Amélie S.