Critique d’un mashup sur le mashup

Critique d’un mashup sur le mashup :
Une esthétique de coups (des opérations d’artistes), Raphaële Bezin.

12170855_10153649848999691_441059456_o

Aujourd’hui, c’est d’un mémoire de fin d’études dont j’aimerais vous parler. Je sais bien que cela peut paraître un peu rébarbatif, mais détrompez-vous ! Il s’agit d’un mémoire sous forme d’une vidéo. Son auteur, Raphaële Bezin, qui est actuellement étudiante au Fresnoy, une école d’art contemporain à Tourcoing, a décidé de faire son mémoire sous forme vidéo par crainte de rendre son écrit imbuvable au vu des très nombreuses analyses filmiques et comparaisons qu’elle avait besoin d’effectuer pour arriver à ses fins. Elle s’en expliquait aux inrocks en juillet 2014 : « A l’écrit, mon mémoire aurait été une suite de longues descriptions détaillées – car souvent c’est aux détails qu’il faut être attentif –, alors qu’en choisissant de présenter mon sujet sous cette forme, je pouvais me passer de descriptions et proposer un film. C’est aussi cela que j’ai voulu faire : un film entièrement réalisé avec des extraits de cinéma. ». Ce choix audacieux est plus que justifié tant son film est plaisant à regarder tout en étant très didactique autant pour le profane que pour le connaisseur. Et c’est également une œuvre d’art à part entière. Je vous laisse d’abord aux bons soins de Raphaële et son film qui dure 64 minutes mais passe à toute vitesse, croyez-moi !

Pour ceux qui auront vu la vidéo, vous pouvez directement passer à la partie suivante, car le résumé ne saurait donner entièrement justice à ce travail d’orfèvre, mais pour les autres qui n’avez pas le temps dans l’immédiat de regarder la vidéo, la partie suivante est faite pour vous.

Previously on…Une esthétique de coups (des opérations d’artistes)

La figure du spectateur au centre du travail de Raphaële Bezin.
La figure du spectateur au centre du travail de Raphaële Bezin.

On pourrait ainsi résumer la démonstration de Raphaële Bezin : dans le monde actuel, les digital natives baignent dans les images et les sons au même titre que le monde réel. Ils ont donc développé un « besoin anthropologique » de s’approprier les images et les sons qui les entourent en les remontant, les modifiant, les moquant les pastichant etc. Le film-mémoire se penche d’abord sur la notion de spectateur et sa différence face à l’artiste où elle cite Michel de Certaux et sa théorie de l’activisme des non créateurs. Les spectateurs peuvent sortir de leur rôle en devenant actifs et créateurs. Elle affirme que: « l’artiste est celui qui cesse d’être spectateur » et cite Rancière : « L’émancipation commence lorsque l’on remet en cause le rapport entre regarder et agir ». Dans ce début très théorique, elle démontre que tout créateur est un spectateur qui est sorti de son rôle et que tout créateur ne fait qu’imiter – même inconsciemment – ce qu’il a vu. La création ex-nihilo n’existe pas et ainsi n’importe quel cinéaste quel qu’il soit se réapproprie d’une façon ou d’une autre les films qu’il a vu. Elle appuie sa démonstration par un succulent montage d’interviews de réalisateurs célèbres qui citent ceux qui les ont inspiré. La forme de son mémoire prend déjà tout son sens au bout de 5-6 minutes.

L’essentiel de la démonstration consistera ensuite à définir ce que sont le remake, le pastiche, la citation, le fan film, le supercut etc. et à les différencier les uns des autres à partir de concepts et définitions simples et évidents. La démonstration est limpide et fort bien illustrée avec de nombreux exemples pour chaque genre.

P.S : le mieux reste de regarder le film. Il est encore temps avant de lire la suite.

Une Œuvre d’art à part entière

Raphaële Bezin ne se contente pas de faire une vidéo didactique et ludique:  le MashUp est l’occasion de créer autant un discours qu’une oeuvre d’art. Elle est une artiste et cela se sent bien vite. Son introduction est ainsi un habile MashUp de logos des studios et producteurs classiques et récents où elle mixe les différents sons pour ne faire qu’un long jingle de 50 secondes avec introduction et conclusion. On est ainsi prévenus : les citations vont être multiples et ordonnées avec soin. L’introduction est un MashUp classique sur lequel elle ajoute en surimpression des dessins. Sa maîtrise de l’art vidéo transparaît aussitôt, pour notre plus grand régal. La démonstration sera ainsi ponctuée de respirations constituées de MashUps et supercuts. Elle utilise aussi parfois les dialogues ou les images pour compléter son discours, laissant la fiction compléter sa démonstration.

Bref, vous l’aurez compris, Il faut bien comprendre que le travail de Raphaële Bezin va au-delà de l’assemblage créatif d’images préexistantes pour créer une émotion. Elle utilise ces images pour créer un discours savant. Le MashUp change ainsi de dimension. La façon dont elle assemble les images sert son discours, au point où une question fondamentale se pose: son film relève-t-il du documentaire ou du MashUp ou un peu des deux?

 

Documentaire et/ou MashUp?

Les lecteurs réguliers de ce blog se disent que cette question a déjà été traitée il y a deux semaines par Noémie (collègue de la rédaction). Je vous laisse donc entre ses mains si vous n’avez pas lu cet article, pauvre de vous. Je ne repartirai donc pas dans le débat sur les rapports entre MashUp et documentaire. Je constate seulement que le montage de Raphaële Bezin joue sur deux tableaux:  des passages de pure création et une voix off qui est celle de la “voix acousmatique”. J’emprunte cette expression à Jérôme Bourdon qui la définissait ainsi dans un article sur la voix à la télévision comme “non individualisée, non visualisée […] désincorporée. Elle dit, à la troisième personne, un savoir. Cette voix d’ombre qui dit un texte, plus qu’elle ne parle avec un corps, a des antécédents pré-télévisuels, dans l’enseignement et la religion. C’est la voix du prêtre caché au fond du temple, contribuant au mystère. C’est une voix d’autorité : qui domine l’image, le plus souvent, qui l’investit de part en part, au nom d’un texte pré-écrit”. La voix de Raphaële Bezin a cette force d’autorité et elle explique dans l’interview aux inrocks que son texte a été écrit avant de faire le film afin de donner un cadre. Les images viennent donc illustrer un propos comme dans un documentaire classique. Cette forme est présente dans la majeure partie du film.

20120115-traveling-to-the-sequoias
Une scène, un livre, trois films. Un des moments forts de la démonstration de Raphaële Bezin.

Cependant d’autres passages se passent de voix off et sont du pur MashUp ou même de la pure création. Les images et les sons reprennent leur liberté ainsi que la créativité de l’artiste/étudiante. Elle met en abîme son discours grâce à ses MashUps. Il en va de même dans les passages dits documentaires. Les parties MashUp permettent aussi de désacraliser la voix off, de la fondre dans le flux visuel et sonore. Par exemple, lors de l’impressionnante démonstration sur les résonances et réappropriations diverses entre D’entre les Morts/Vertigo/La Jetée/Sans Soleil/L’armée des 12 singes (Thomas Narcejac, Pierre Boileau/Alfred Hitchcock/Chris Marker/Chris Marker/Terry Gilliam), l’image semble devancer le discours, alors qu’elle a avant tout un rôle illustratif, son rôle devient pourtant performatif: c’est l’image qui semble à l’origine du discours et pas l’inverse. Un tour de force de montage très habile en plus d’une démonstration fort instructive et minutieuse. L’un des moments forts du film, comme celui sur la différence entre remake et citation.

Remake/citation/hommage/parodie/pastiche.

Comparaison entre les "Psycho" d'Alfred Hitchkock et Gus Van Sant. Un remake qui n'en est pas forcément vraiment un...
Comparaison entre les « Psycho » d’Alfred Hitchkock et Gus Van Sant. Un remake qui n’en est pas forcément vraiment un…

Revenons au fond de l’affaire, si vous le permettez. Ce travail de recherche sur la réappropriation est surtout un travail de définition qui permet d’y voir plus clair dans les modes possibles de réappropriation en commençant par le plus évident et le moins original: le remake pour aller jusqu’aux supercuts. Ainsi le remake est vu avant tout comme un investissement facile pour les producteurs qui réduisent le risque de l’incertitude économique absolue qu’est le cinéma. Ceci est une évidence. Raphaële Bezin donne des contre-exemples avec Psycho de Gus Van Sant qui n’est pas selon elle un remake du Psycho d’Alfred Hitchcock car il reprend le film plan par plan et est donc plutôt une citation ou un hommage mélangé à un remake. De plus, elle explique, à raison, que l’original est toujours connu de nos jours alors que de nombreux remakes se font car une nouvelle génération n’est pas censée, à priori, connaître l’original. Ainsi Psycho de Gus Van Sant ne fonctionne pas comme un remake bien qu’il en soit un, mais comme un hommage appuyé au travail d’Hitchcock: il est impossible de faire mieux, alors autant faire pareil.

Elle démontre aussi comment fonctionne la parodie qui comme l’hommage nécessite que le spectateur connaisse l’original pour rire. Tout comme pour le pastiche, la connotation nécessite une connaissance de la part du spectateur qui n’est donc pas totalement passif. Il est en position de connivence avec le réalisateur. Elle démontre ainsi que le remake est une réappropriation “pauvre” face aux réappropriations “riches” que sont les autres genres.

Fan film et found footage: l’apologie de la débrouille et de l’amateur.

Image tirée de "Raiders of the lost ark: the adaptation" de Chris Strompolos et Eric Zala. Un des fans films les plus ambitieux connus.
Image tirée de « Raiders of the lost ark: the adaptation » de Chris Strompolos et Eric Zala. Un des fans films les plus ambitieux connus.

Le fan film qui consiste à la réalisation d’un film similaire ou d’une scène d’un film similaire à ce qui a été vu en salle et vénéré par le fan. Ce genre est parfois trop négligé dans le champ de la recherche universitaire. Il est en effet à la croisée de plusieurs mondes et rentre dans l’illégalité aux yeux des ayants droits des films. Ainsi peut-on faire remarquer qu’un remake n’est pas un fan film car il est fabriqué dans un cadre professionnel alors que parfois, au-delà des intérêts mercantiles, certains réalisateurs font des remakes par pur amour du film ou du réalisateur qui a donné vie à l’original. Le charme du fan film réside dans l’absence de moyens (les nombreux exemples montrés par Raphaële Bezin illustrent parfaitement la diversité de ces films que l’on trouve à foison sur le web) et la persévérance voire l’abnégation des créateurs qui mettent toute leur passion, voire leur argent dans un film qui ne leur rapportera rien. J’en sais personnellement quelque chose pour avoir tourné un fan film du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson dans mon adolescence. Un film de 2 heures en Hi8 avec un budget qui a atteint environ 300 euros, 3 auteurs/réalisateurs/acteurs, 5 autres acteurs et jusqu’à 18 (!) figurants. Ne le cherchez pas sur le web, il n’y est pas, désolé. Bref, je sais de quoi Bezin parle quand elle fait un hommage appuyé aux fan films. Elle soulève également la question des droits qui est commune avec celle des autres réalisations d’amateurs et est en contradiction avec le “besoin anthropologique” d’appropriation des images et des sons.

t99cover
« Tribulation 99 » de Craig Baldwin constitué d’images de films éducatifs américains tombés dans le domaine public.

Le found footage est aussi bien sûr à l’honneur avec la parole donnée à Craig Baldwin, réalisateur de Tribulation 99, qui plébiscite comme Marker (cf mon article sur ce blog) la débrouillardise loin des studios et du système habituel de fabrication des films. Les images sont là, alors autant s’en servir pour construire un propos à moindre coût. Là encore la question des droits peut être problématique d’où l’apologie de la figure de l’amateur par Raphaële Bezin qui effectue un rappel intéressant: l’amateur n’est pas un collectionneur. Le premier aime et partage de façon altruiste tandis que le second flatte son égo dans la monstration de ses possessions (pour peu qu’il les montre, il peut aussi vivre dans un vase clos). Cette différenciation lui permet de mieux définir l’amateur et de le défendre comme un spectateur émancipé. Il n’est pas un simple spectateur, mais pas forcément artiste non plus (certains craignent ce mot, parfois!).

L’amateur vaincra

Pour conclure, Raphaële Bezin nous propose une apologie de la figure de l’amateur, non comme un simple consommateur-spectateur, mais comme un acteur de sa propre passion qu’il peut s’approprier plus facilement dans le monde numérique. Les frontières qui semblaient si bien établies depuis des siècles entre celui qui contemple l’oeuvre d’art et son créateur s’estompent. Les Arts visuels et sonores ayant pris tellement d’importance en ce début de XXIème siècle, il n’est plus possible de les laisser entre les mains de quelques initiés. La frontière entre amateurs et artistes qui pourrait se résumer à celle entre amateurs et professionnels tend à disparaître, remettant en question non seulement les modèles économiques actuels, mais aussi notre modèle de société et nos rapports à l’Art en général. J’oserais même parler “d’Uberisation” des artistes. Ainsi, le droit d’auteur ou le copyright devient une notion obsolète et inadaptée à notre société où les images et les sons font partie intégrante de notre identité dans la mesure où nous baignons dedans, même involontairement. Pour mieux survivre dans cet environnement, la réappropriation est devenue nécessaire pour le bien-être des nouvelles générations. Le mouvement du MashUp trouve ainsi une légitimité anthropologique. S’approprier les images des autres deviendrait ainsi un droit voire un devoir. N’oublions pas que l’amateur est celui qui aime, fondamentalement. Ne lui dénions pas ce droit fondamental.

Antoine Menou

C’est quoi un auteur aujourd’hui ?