Chris Marker: le félin MashUpeur.

« On s’exprime beaucoup mieux par les textes des autres, vis-à-vis de qui on a toute la liberté de choix, que par les siens propres, qui vous fuient comme s’ils le faisaient exprès au profit des parts de Dieu ou du diable. » Chris Marker.

Comment mieux commencer une réflexion sur Chris Marker qu’en citant son hommage à la citation ? Mais aussi justifier sa présence sur un site dédié au MashUp, un phénomène dont il a perçu l’émergence jusqu’à sa mort le 12 juillet 2012, mais sans s’y pencher, hélas. C’était un mashupeur d’un autre genre, avant l’heure : un rassembleur d’espaces, de temps, de sons et d’images.

Invoquer le fantôme de Marker, comme le font bien des cinéastes et vidéastes, cela paraît banal tant l’homme a été érigé en figure de Statue de Commandeur du cinéma du XXème siècle. Pourtant, le cinéma de Marker, né en 1921, peut nous aider à mieux comprendre de quoi il retourne dans le MashUp tel que nous le connaissons aujourd’hui. L’homme a été visionnaire à plus d’un titre et ses montages et ses textes préfigurent les nouvelles formes de créations audiovisuelles actuelles, qu’elles soient cinématographiques ou youtubesques. L’exemple le plus emblématique de son travail reste Sans Soleil, sorti en 1983.

« La trop grande proximité des temps »

Il est quasiment impossible de résumer Sans Soleil en quelques mots sans dénaturer sa nature d’ovni cinématographique. Il s’agit d’images prises par un vidéaste free-lance connu sous le nom de Sandor Krasna sur lesquelles sont lues, par une de ses amies, des lettres que ce dernier lui envoyait pendant ses voyages aux quatre coins du monde. Sandor Krasna, c’est bien sûr Chris Marker. Les lettres ne sont qu’un prétexte pour commenter les images qu’il a prises et accumulées pendant des années avant de les monter avec d’autres images « empruntées » – comme il est dit – à d’autres cinéastes, souvent des amis.

Sans Soleil.Le film s’ouvre sur une citation (évidemment!) issue de la seconde préface à Bajazet de Corneille : « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ». Une phrase qui, hors contexte, apparaît comme une profonde réflexion sur la mondialisation au XXème siècle et la résistance des cultures locales à celle-ci. Un thème central du film, tout comme celui du rapprochement et du mélange des espaces et des temps. Sans Soleil est un film de montage avant tout, un art que maîtrise parfaitement Chris Marker tout au long de sa filmographie – j’y reviendrai. Il parle de l’Afrique et du Japon comme des « deux pôles extrêmes de la survie ». Deux espaces qui ne se côtoient pas spatialement, mais vivent pourtant dans le même temps et sont reliés par les moyens de communication et de transport modernes. D’autres lieux apparaissent dans Sans Soleil comme l’Islande, la France, la Russie etc. Le film de Marker, qui est un grand voyageur, est ainsi un MashUp d’endroits et d’images qui ne s’accordent pas forcément entre eux, mais parfois communiquent naturellement entre eux. Certaines images sont tournées peu de temps avant le montage du film, d’autres bien des années avant et ne semblent pas issues du même tournage, du même cinéaste.

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« Il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir » dit la voix off féminine à propos de ce plan de quelques secondes d’enfants islandais pris en 1965 et que Marker n’avait jamais montré ni monté auparavant. Le montage et la communication entre images n’est pas un art aisé, concède-t-il en filigrane. Un enseignement à retenir à l’heure où l’image se trouve désacralisée sur les réseaux sociaux, où le montage et l’entrechoquement de sons et d’images paraît des plus naturels, comme simple à faire, comme si n’importe qui avec n’importe quel outil pouvait monter un chef d’œuvre sans effort. Il rappelle modestement que le montage est un art délicat tout comme l’est le MashUp. Il est facile de faire se succéder des images, il ne l’est pas toujours de les sublimer dans un savant enchevêtrement. Cette réflexion sur l’art du montage se poursuit en filigrane dans Sans Soleil. En effet, la voix off commente à intervalles réguliers le montage, par exemple : « Je salue le miracle économique, mais ce que j’ai envie de vous montrer, ce sont les fêtes de quartier. » et les images de ladite fête de quartier arrivent. Cet effet de style se retrouve à plusieurs reprises dans le film. Ainsi Marker assume-t-il les changements brutaux de son récit, les chocs visuels et sonores entre les espaces et les temps qu’il nous montre. En cela, il se rapproche du MashUp qui met en avant le montage pour justifier son discours.

Intéressons-nous à la différence entre montage et MashUp pour mieux comprendre de quoi il retourne dans le cinéma de Marker : chaque MashUp est une œuvre composite qui ne voit le jour que par l’adjonction d’éléments issus d’un montage précédent dans un même espace visuel et sonore. Le MashUpeur les lie pour construire un discours différent de celui des montages d’origine dont les images et les sons sont issus. La différence avec le montage se situerait alors dans la non préexistence des éléments utilisés. Ceci n’est bien sûr pas une définition définitive et péremptoire de la différence entre montage et MashUp, car il existe des exceptions dans les deux camps, mais elle est fondatrice. Chris Marker est précurseur du phénomène MashUp actuel car il pensait comme les MashUpeurs actuels, avec son propre travail : ses films n’étaient là que pour alimenter les futurs. Il se cite en permanence et cite aussi, bien sûr, les autres. Il ne s’approprie pas les images des autres, mais il les intègre d’une manière très naturelle en citant souvent ses sources directement dans les commentaires. Ce respect pour les images des autres est aussi fondamental pour les MashUpeurs actuels.

La mémoire et la zone

Un des plans de Sans Soleil réalisé avec "La Zone".
Un des plans de Sans Soleil transformé avec « La Zone ».

Il s’amuse également, toujours dans Sans Soleil, à modifier les images grâce à un mélangeur vidéo très évolué pour le début des années 80. Il change la texture, les couleurs, l’apparence etc. Il appelle cet appareil « La Zone » en référence au film de Tarkowski. L’intégration des images ne passe pas seulement par le montage, mais aussi part leur modification plastique. Il s’amuse à ces effets sur ses propres images pour en faire ressortir un autre aspect: la réactivation de la mémoire qui s’efface et modifie la perception de notre vécu à travers le temps. Fondamentalement, Sans Soleil est un film sur la mémoire : un point essentiel pour tous ceux qui mélangent des images préexistantes ; c’est en effet par la mémoire que sont comprises les références. Pour faire un hommage dans un MashUp, la mémoire sera bien souvent appelée à fonctionner. Marker a besoin de faire fonctionner la mémoire, mais aussi de l’activer. Son cinéma a ainsi un pied à la fois dans le passé et le futur. C’est en retravaillant et en juxtaposant les images et les sons du passé qu’il construit le cinéma du futur.

Le cinéma du futur

Cependant, avant de construire le cinéma du futur, Chris Marker a d’abord lancé ses réflexions sur papier, dans la photographie dont il a été un des pionniers dans leur montage dans le temps. Son film le plus connu, La Jetée, est basé sur ce principe. Il ne sera pas inclus dans l’analyse qui va suivre du fait de son statut à part dans son oeuvre. Nombre de ses films sont également soit entièrement composés de photographies soit un mélange entre photographies et images animées. Là aussi, il s’agit d’un véritable MashUp de son propre travail. Les images qui n’avaient pas forcément vocation à se retrouver ainsi mélangées sont montrées et décortiquées dans une réflexion qu’elles illustrent ou qu’elles provoquent. Sans Soleil n’est pas son premier MashUp: Cuba Si, Si j’avais quatre dromadaires, Le fond de l’air est rouge méritent une relecture à l’aune du nouveau cinéma et de la société nouvelle qui se dessinent pour le XXIème siècle.

Marker a en effet très tôt imaginé un cinéma fondamentalement différent. Il fut un des acteurs de la nouvelle vague, tout en surfant sur un autre rouleau. C’était un ami de Jean-Luc Godard avec qui il a travaillé et avec qui il partageait des convictions communes. Mais là où Godard ne pouvait s’empêcher de mettre sa personne en scène indirectement dans ses films et directement dans les médias, Christian Bouche-Villeneuve, de son vrai nom, s’est toujours effacé pour mieux faire parler son oeuvre.

« Le plus célèbre des cinéastes inconnus. »

Philippe Dubois disait de lui que « Chris Marker, c’est un peu le plus célèbre des cinéastes inconnus. ». Il est d’ailleurs, à ce propos, amusant de faire un parallèle avec les Daft Punk qui sont des MashUpeurs du son visionnaires et qui ont décidé de ne pas se montrer derrière leurs casques. Ils disaient d’ailleurs à propos de leur album Human After All: “Le disque parle de lui-même”. Pour l’anecdote, l’un des deux membres du groupe est né à Neuilly sur Seine, comme Marker. Ce dernier a compris l’intérêt de vivre caché, de se désintéresser du succès pour créer des collectifs, réaliser des films à plusieurs.

Ses convictions communistes l’ont mené à soutenir des combats ouvriers comme à Besançon où il a créé des groupes d’ouvriers cinéastes à l’image de ce que faisait Medvedkine dans la Russie soviétique des années 1930. Marker était convaincu que l’art devait délivrer un message avant de parler de son ou ses auteur(s). Ces derniers devaient mettre en commun leurs images pour réussir un film, comme Loin du Viêt Nam, par exemple. En cela, il est proche des MashUpeurs du web actuel qui tendent vers une vision communautaire de leur travail et un partage avec le public où la figure de l’artiste s’efface au profit de l’oeuvre. Il en va de même quant à la liberté revendiquée face aux problèmes de droits. Le MashUp remet en question les principes mêmes de la société capitaliste que Marker n’a cessé de dénoncer de façon sous-jacente dans son oeuvre.

Chris Marker aurait-il été web-documentariste?

Le monde du MashUp n’est qu’un art et pas une industrie. Une vision que Marker aurait très certainement partagé, comme le montre l’une de ses rares interventions à propos de Sans Soleil pour la sortie du DVD en 2003: « Un cinéaste débutant n’a aucune raison de suspendre son destin à l’imprévisibilité des producteurs ou l’arthritisme des télévisions, et qu’en suivant ses idées, ou ses passions, il verra peut-être un jour ses bricolages élevés au rang de DVD par des gens sérieux. ». Bien sûr l’expression “élevés au rang de DVD” paraît aujourd’hui surannée, on dirait aujourd’hui “a atteint plusieurs millions de vues sur Youtube” et les “gens sérieux” que Marker ne définit pas – à dessein? – seraient les observateurs attentifs du web. Marker avait bien compris que la véritable création audiovisuelle pouvait se faire au XXIème siècle hors des grandes structures, sans moyens hormis la volonté et le talent. Les moyens d’aujourd’hui consistent en un ordinateur, un logiciel de montage et des images glanées sur le web. Il y a ainsi moins d’inégalités et la création peut s’exprimer de façon pure sans intermédiaire entre le créateur et le public.

Marker s’est converti à la fin de sa vie à la création de logiciels dont le remarqué Immemory qui reprend d’ailleurs la thématique de la mémoire que l’on retrouvait déjà dans Sans Soleil. Toujours à la pointe de la création audiovisuelle, il serait certainement aujourd’hui un MashUpeur remarqué sur le web publiant sous un pseudonyme. Il a toujours su réfléchir sur le monde qui l’entoure en assemblant des images hétéroclites de sa propre création ou en citant les autres. La création sur support informatique lui avait permis de se défaire de la dimension linéaire qui caractérise la création audiovisuelle et cinématographique. Sans doute se serait-il également plu dans le web-documentaire, une forme qui semble, avec le recul, plus adaptée que le cinéma à son travail et à ses problématiques.

Le félin MashUpeur

Guillaume-en-Egypte dans Le Tombeau d'Alexandre.
Guillaume-en-Egypte dans Le Tombeau d’Alexandre.

Chris Marker était un amoureux des chats qu’il a mis en scène dans presque tous ses films avec des apparitions remarquées dans Le Joli Mai, Le Tombeau d’Alexandre, Sans Soleil, Chats perchés et Immemory – entre autres. Dans Le Joli Mai, les félins apportaient un contre-point humoristique au discours très sérieux de deux ingénieurs. Un montage bien surprenant, façon MashUp, oserais-je dire. Dans Le Tombeau d’Alexandre, Guillaume-En-Egypte, compagnon à poil personnel de Marker sert de transition en douceur. Il est filmé dormant sur un clavier électronique à la façon d’un “lolcat” tout droit sorti du web, mais avec la poésie de Marker. C’est tout de même un autre monde. Les félins tant aimés sont à l’image de celui qui leur a donné le rôle de fil d’Ariane de sa longue carrière de créateur protéiforme: vifs, indépendants, discrets, élégants, incisifs, imaginatifs, nonchalants, ironiques et possédant un instinct de chasseur aux griffes acérées. Comme Marker avec les images, trophés avec lesquels il jouait et déposait en offrande à ceux qu’il aime.