EROTISME, ZOMBIES ET IDOLES DES JEUNES : LA FANFICTION

star trek

 « Besame mucho » d’Isabel Samaras

« La fanfiction est une manière pour la culture de réparer les dégâts commis dans un système où les mythes contemporains sont la propriété des entreprises au lieu d’être celle des gens. » Henry Jenkins, Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, 1992

Il suffit de creuser un peu pour constater que la fanfiction, récit amateur composé à partir New_Voyages_bantamd’univers culturels déjà existants, fait partie intégrante de nos sociétés contemporaines. Si le phénomène prend une ampleur toute particulière à notre époque, il n’est pourtant pas si récent. Ecrire sur ses héros et héroïnes était déjà possible dans les fanzines (publications élaborées par des fans) des années 60 et 70 aux Etats-Unis. Paramount Pictures avait notamment autorisé la publication de compilations de fanfictions basées sur l’univers de Star Trek « Star Trek : The New Voyages » et « The New Voyages 2 ». Mais concentrons-nous sur la fanfiction actuelle en nous demandant ce qu’elle incarne et d’où vient l’engouement pour ce phénomène communautaire et interactif.

                                 La fanfiction a cette particularité, comme le mashup, d’être créée à partir d’œuvres pré-existantes : livres, films, séries télévisées, mangas, mais aussi à partir de personnalités publiques réelles et en particulier les musiciens sexy et ténébreux. En effet cette pratique d’écriture est majoritairement féminine, jeune et souvent axée autour de romances à tendance érotique soft dite « mommy porn » : un héros renfermé, une jeune timide, de la domination, de la beauté, de la richesse, un passé trouble, une pincée de mots crus et de menottes.

                                            Il y a donc appropriation de personnages fictifs mais aussi de l’image véhiculée par les personnalités dites « publiques » qui composent à leur manière les “mythes contemporains” comme le dit si bien Henry Jenkins, pape théoricien des cultures participatives et des narrations interactives. Ces personnalités deviennent entre les mains de leurs fans des personnages de fiction sur lesquels ils ne se contentent pas de faire des projections (qui n’a jamais, adolescent, rempli d’images d’idoles ses classeurs ou couvert les murs de sa chambre de posters ?) mais les « couchent » sur le papier pour y projeter leurs fantasmes et les partager avec les autres fans. Comme la littérature nous permet de nous évader, la fanfiction permet elle d’aller au bout de sa sa démarche de fan en évacuant les frustrations.

                                       Ces fantasmes sont bien sûr largement générés par les industries culturelles qui bâtissent des univers aux personnages très forts : Walter White, Buffy, Daenerys mais construisent aussi à partir de personnalités existantes des personnages stéréotypés et très sexualisés : Lady Gaga, Rihanna, Justin Bieber et autres. Ainsi tous ces « personnages » n’appartiennent plus à leurs concepteurs. Ils deviennent l’objet d’idolâtrie, et composent de nouvelles ressources qui stimulent l’imagination. Et cette imagination permet de casser les codes imposés de la culture mainstream valorisant bien souvent un héros masculin blanc et hétérosexuel. En effet les fans abordent différentes thématiques allant de l’homosexualité au transgenre et permettent ainsi d’ouvrir des espaces de débat numériques par le biais de leurs textes. De plus, le fait que ces fanfictions soient pour une grande part écrites par des femmes est intéressant dans ce que cela montre de leurs rapports à la société, aux hommes et à la sexualité. Il réside une ambiguïté entre les désirs, les projections des désirs des autres et l’image que l’on va véhiculer en tant que femme dans la société.

harry potter fanfiction

 

                                        Il s’agit donc d’une pratique populaire à caractère quasi sociologique et qui s’inscrit au sein d’une communauté. Les textes sont postés généralement chapitre par chapitre dans un esprit feuilletonnant sur des sites d’écriture collaborative (Wattpad, fanfiction.net, fanfic…).
Si le respect de l’oeuvre initiale est primordial, ses auteurs ont développé leur propre code et vocabulaire pour chaque publication. Quelques exemples (Source).

-OC (original character ou personnage original) quand on utilise un personnage préexistant à la fanfiction.
-Rating pour avertir sur la tranche d’âge à laquelle s’adresse le texte (M : mature, K : enfant ; T : adolescent).
-Flame (flamme), commentaire que l’on met lorsque le texte n’est pas adapté à tous les publics mais aussi quand il y a beaucoup trop de fautes d’orthographe.
-OS (one shot) pour dire que cela a été fait d’un seul jet, généralement à chapitre unique.
-Ficlet : petite fanfiction, moins de 1000 mots.
-Song fic : histoire écrite à partir d’une chanson.
-WIP : work in progress (travail en cours), FIC en cours en français.
-Hiatus : fanfiction temporairement ou définitivement arrêtée

                                  La fanfiction a ainsi créé ses propres codes pour s’inscrire dans une démarche collaborative dans laquelle chacun peut apporter des corrections, donner son avis, conseiller ou critiquer. La démarche créative se vit ici à plusieurs et casse l’image de la littérature dite « classique » qui présente l’auteur solitaire, enfermé dans son bureau, coupé du monde extérieur et en particulier d’Internet qui distrait plus qu’il ne favorise la création. Ici, l’écran de téléphone ou d’ordinateur fait partie intégrante de l’écriture. Et ces codes montrent à quel point ces œuvres interactives sont parfaitement adaptées aux modes de vies actuels basés sur une consommation au travers des écrans : écriture rapide sous forme texto à même le téléphone portable et partage avec les autres pour rendre la création interactive et dynamique. Ce qui prime est la régularité des épisodes, le suspense. Le style est annexe, l’auteure Anna Todd dit par exemple : « Je ne corrige jamais (sauf pour les fautes de frappe) et je ne relis presque jamais le chapitre avant de le mettre en ligne, parce que sinon j’y réfléchis trop et j’ai l’impression que si je corrige trop ou que j’utilise trop de mots, ça va gâcher l’histoire. ». L’important est de fournir au groupe du contenu à se mettre sous la dent, la quantité est préférée à la qualité littéraire, favorisant aussi une certaine lecture boulimique (binge reading). Les fanfictions d’Harry Potter, Twilight et Naruto se comptent par milliers. L’œuvre romantique d’Anna Todd, After, d’abord parue sur Wattpad et inspirée du groupe de musique One Direction, a été lue plus d’un milliard de fois. Ce succès numérique attire les éditeurs en recherche de best sellers potentiels et c’est Simon & Schuster qui sort le livre en version papier en 2014.

                             Le travail de l’écrivain consiste à rendre non visibles ses inspirations, ses observations au profit d’une œuvre inédite. Les fanfictions s’inscriveaustennt dans une œuvre globale entamée avec la série, le film, ou autre. Et parce qu’elles rendent cela visible, les auteurs, dont les fanfictions s’inspirent, ont différentes réactions. Certains les acceptent volontiers, d’autres « tolèrent » ces œuvres annexes ou bien refusent de faire l’objet de ces adaptations. En soi, ces fanfictions constituent des violations du droit d’auteur, d’où leur présence sur des sites où elles ne pourront pas tirer de bénéfices financiers à leur publication et qui doivent le préciser d’entrée de jeu. Toutefois, quelques cas ont été observés de publication, sous couvert de changement de noms des personnages « volés » : 50 nuances de Grey est à la base une fanfiction tirée de l’univers de Twilight. Certains auteurs ont été repérés grâce à leur fanfiction. Cassandra Clare a commencé par écrire sur l’univers d’Harry Potter puis en reprenant des personnages secondaires qu’elle avait elle-même inventés, et en retirant les personnages de la fiction de J.K Rowling, a été publiée.

En marge de la fanfiction, des auteurs ont aussi repris de grands classiques de la littérature à leur sauce, mais en indiquant bien l’auteur de l’oeuvre originale sur la couverture. Jane Austen a ainsi été reprise de nombreuses fois : Sense and Sensibility and Sea Monsters de Ben H.Winters (et Jane Austen), Emma and The Vampires de Wayne Josephson ou encore Pride and Prejudice and Zombies de Seth Grahame Smith ensuite adapté en film :

                                  George Lucas, qui est un petit malin, s’est tout de suite mis du côté des fanfictions, parce qu’il s’est rendu compte qu’il ne pourrait pas empêcher ces créations, donc qu’il valait mieux les avoir de son côté pour mieux contrôler les productions de fans et permettre à l’œuvre et l’univers de Star Wars de perdurer. La BBC a aussi développé une relation particulière aux auteurs de fanfiction, notamment avec Docteur Who (lire le très bon article d’Oriane sur le mashup dans cette série) : des auteurs pouvaient ainsi soumettre des histoires, certains scénaristes ont été recrutés parmi ces auteurs qui connaissent l’univers par cœur. (Source).

                                   Il serait facile de ne voir en la fanfiction qu’une création de fan avide de séries et de journaux à scandale. Ce n’est pas que cela. Il y a en effet réappropriation créative et active des œuvres. Ce qui importe est moins la qualité littéraire que l’invention. Ce phénomène change l’expérience d’écriture mais aussi de lecture des œuvres qui devient dynamique et nécessite par conséquence une connaissance approfondie de l’univers dont on s’inspire. De plus, à sa manière, la fanfiction permet d’accéder à une certaine forme de liberté en cassant les codes imposés du mainstream et en incarnant par la vision et les propositions de ces auteurs l’évolution de la société actuelle et ses ambiguïtés. société actuelle et son évolution.