KUNG FU, LA FUREUR DU DRAGON MASHUP

Les plus jeunes connaissent les films d’animation de Dreamworks ; les autres générations de légendaires réalisations des années 1970. Le mot « kung fu », quelle que soit son histoire dans le patrimoine cinématographique, continue d’avoir une résonance auprès des publics, et draine un imaginaire chargé de formes et de significations philosophiques et historiques. Alors même que le cinéma d’arts martiaux, après son âge d’or de la seconde moitié du 20ème siècle, est en déclin dans l’industrie et dans sa visibilité auprès des publics, se pencher sur le mashup du kung fu pose la question de son héritage. La beauté du kung fu est-elle toujours aussi prégnante dans les créations ou s’est-elle au contraire laissée contaminer par le passage du temps et l’évolution culturelle et médiatique ?

Avant d’en revenir à Bruce Lee, Jet Li, et autres Jackie Chan, c’est la saga Star Wars qui va guider nos réflexions. Ce petit mashup chinois propose une amusante relecture de la célèbre scène de L’Empire contre-attaque, mais démontre surtout que le kung fu a encore fort à faire auprès des franchises aussi cultes que celle de Georges Lucas…

La dispute décalée entre Dark Vador et son fils ne se limite pas qu’à une dérision de la fameuse scène : elle démontre aussi l’affront encore possible entre deux objets populaires, voire cultes. Si Star Wars tient les rênes du box-office, Ip Man 3 est un succès en Chine, consacrée à l’un des premiers grands maîtres des techniques du wing chun, a signé la renaissance d’une fascination pour les arts martiaux et les exploits corporels qu’ils supposent. Dès le premier film de la trilogie en 2008, cette série a permis le retour du film de kung fu auprès d’un public autant oriental qu’occidental.

Le kung fu tient ainsi de l’objet culte, mais d’un objet qui aurait passé avec plus de difficultés les barrières du temps. Le film de kung-fu, lui, est resté lié à certaines figures disparues et à l’âge d’or d’une autre époque. Les changements socio-économiques sur l’industrie cinématographique chinoise ne permettent plus d’atteindre le niveau des années 1960, de même que les préoccupations des cinéastes et producteurs se sont tournés, sans ignorer ce patrimoine, vers des sujets et des mises en scène autres. Star Wars tient du mythe aux constantes relectures, là où le film d’arts martiaux se rapproche plus de la légende intouchable et évoquée avec émotion. Les travaux théoriques le prouvent : la plupart des ouvrages sur le sujet s’attardent massivement sur Bruce Lee, ou sur la période florissante des années 1970 à 1990, où le cinéma chinois embrassait non seulement les arts martiaux traditionnels, mais aussi le récit de chevalerie, par les films de Liu Chia-liang, Chang Cheh, King Hu…

Ce qui remplaça le kung fu, en terme de popularité et de distinction critique, fut, à la fin du XXème siècle, le thriller hong-kongais de Tsui Hark, John Woo, Ringo Lam ou Johnnie To. Les œuvres de ces derniers n’engagent cependant qu’une fascination réduite, plutôt entretenue par de petits cercles de passionnés. Le thriller a touché moins large, probablement parce qu’il s’est fait supplanter, sur le marché, par la prépondérance de plus en plus forte des blockbusters américains. Le cinéma de kung fu reste en ce sens la seule page cinématographique de la Chine restée ouverte aux fantasmes et retenue par la mémoire collective.

Face à cette réalité, il ne viendrait jamais à l’idée des producteurs de proposer un nouveau « Bruce Lee », mais de plutôt laisser la place aux évolutions : au monstre sacré succèderont ainsi le burlesque farfelu d’un Jackie Chan, puis la rigueur pince-sans-rire d’un Donnie Yen. Si le kung-fu perd un peu de sa présence sur la planète cinématographique actuelle, il demeure néanmoins nimbé d’une aura, d’une fascination persistante. L’entrée de la culture et des stars chinoises sur le marché américain a émoussé considérablement l’aspect exotique, et la récente trilogie d’animation Kung-Fu Panda développée par DreamWorks l’a bien cerné : l’art martial chinois apporte cet imaginaire oriental mystique et raffiné aux aventures du panda et permet de s’adresser non seulement aux enfants, mais aussi aux autres publics sensibles à cette mémoire.

EVERYBODY IS KUNG FU MASHUPING : UN ACTE DE FASCINATION ET DE MEMORANDUM

Une massive partie des mashup renforcent l’aura de ces films, tout en regrettant leur disparition. Ces créations, issues de communautés de fans, paraissent moins intéressantes que d’autres, moins riches dans leur message – qui se limite à la fascination éperdue. L’hommage est ainsi de mise, en particulier autour de la figure de Bruce Lee, le « petit dragon » disparu prématurément. Comme beaucoup de jeunes stars hollywoodiennes, ou même certaines figures hong-kongaises (Leslie Cheung ou Anita Mui, par exemple), le décès à 32 ans du chorégraphe, combattant et acteur n’a fait qu’exacerber le fantasme et multiplier les hommages. L’origine de l’aura de Bruce Lee ne se limite pas à cette mort soudaine : le pouvoir de fascination était déjà là avec ses films, où il a su se créer un vocabulaire cinématographique propre, valorisant des mouvements musculaires improbables, des ajustements de coups singuliers et une plastique faciale combinée à ses célèbres cris. L’homme est en soit si cinégénique qu’il devint facilement croqué dans des portraits et des cartoons, voire transformé en héros d’animation chez Bruno Collet (voir son court-métrage Le Petit Dragon)

Ce qui ressort principalement des créations vidéos sont des supercuts compilant les gestes les plus impressionnants et les batailles les plus épiques. La performance, l’exploit physique, sont au cœur même du montage et rythment les coupes, voire les bandes musicales. Ces vidéos sont volontairement très longues, accompagnées par des morceaux à la rythmique peu évolutive, mais néanmoins répétitives. Cette répétition, si elle est notable sur de nombreuses vidéos de fans, souligne ici une sensation bien prégnante face à la vision d’un film de kung fu : celle d’une durée éprouvée sur le corps-à-corps, où les coups pleuvent à profusion.

Pour Bruce Lee, un artiste se fait souvent l’équivalent musical des exploits. Les chansons de Michael Jackson reviennent très fréquemment pour chapeauter les supercuts des plus célèbres affrontements du petit dragon. Comparaison étonnante ? Au final, pas tant que cela. Le chanteur-compositeur américain a propulsé un nouveau langage physique et vocal à la révolution aussi forte que le corps musculaire et les rugissements de Bruce Lee dans le genre du film d’action. Les deux se répondent ainsi par leur même recherche d’une même intensité tenue sur la durée. En outre, ce rapport de fascination vis-à-vis des deux stars nourrit même un fantasme de leur rencontre possible : certaines vidéos le témoignent mais aussi certaines photographies truquées.

La voix de Bruce Lee, en particulier dans ses dialogues en anglais, participe en outre à la mémoire du personnage. La réutilisation excessive de son interview où il forge son célèbre conseil « Be like water » le prouve : la voix a traversé les publicités, s’affiche encore sur de nombreux posters et autres mèmes. Le remix ci-dessous construit, plutôt que la remémoration iconique des propos de l’acteur, une véritable rythmique, non seulement sonore mais aussi visuelle. En ne retenant que quelques phrases, quelques claquement de doigts et quelques gestes dans les films, le créateur de cette vidéo offre l’essence même de Bruce Lee. Les jeux de montages, de répétitions créent une véritable décomposition des gimmicks propres au Petit Dragon.

Un autre parallèle se dessine à travers les montages de passionnés d’arts martiaux : celui du kung fu avec la dynamique du jeu vidéo. La réussite des prises et l’aboutissement des gestes ont, à juste titre, inspiré certains jeux de combat. Le cadrage de certains films de kung fu ont fortement influé sur les présentations des combattants et les cinématiques des affrontements, comme pour les jeux Kung Fu master, King of Kung fu ou Tekken. Des plans en contreplongée, avec des lignes de fuite dynamiques et d’où l’assaillant surgit, ou encore des regards-caméra où le combattant adresse un geste de provocation – une technique souvent utilisée par Bruce Lee – ont été réutilisés. Dans cette vidéo, les plans du film Kung Fu Cult Master, réalisé par Wong Jing et Sammo Hung, se mélangent à ceux du jeu vidéo Tekken, développé par Namco. La perfection des mouvements effectués, la dynamique des cadres, et le travail au montage de l’auteur de la vidéo favorisent la confusion entre la prise de vue réelle et le graphisme virtuel. Il y a, autant dans le jeu vidéo de combat que dans le film d’arts martiaux, la recherche d’un absolu du geste maîtrisé et de l’achèvement d’une performance.

Toute cette partie de la création se concentre d’abord sur l’utilisation du mashup comme hommage ou valorisation des gestes de kung fu. Un studio américain l’avait bien cerné il y a quelques années. En 2008, Lionsgate, en partenariat avec Youtube, a proposé une série de clips du film The Forbidden Kingdom aux internautes. Ceux-ci, avant le film à venir, pouvaient les utiliser et soumettre leurs propres petits trailers.

Néanmoins, ce type de projet reste unique en ce genre, notamment parce que les stars Jackie Chan et Jet Li ont perdu entre-temps de leur aura, et que les coproductions sino-américaines de films d’arts martiaux sont devenues extrêmement rares. Face à cela, c’est surtout le retour aux figures légendaires du passé qui subsiste. Parallèlement, et dans la même logique, l’aspect parodique et subversif des mashups sur le film de kung fu relève d’un contexte historique bien précis et a depuis perdu de sa dynamique.

LE GRAND DETOURNEMENT DU KUNG FU : LA PRATIQUE DU DOUBLAGE ET SON DESIR DE SUBVERSION

La parodie a sa place sur quelques créations autour de figures déjà comiques  : nombre de trailers étrangers s’amusent à détourner Kung-Fu Panda ; et d’autres vidéos cernent les accents délurés d’un Jackie Chan. Mais s’il est une pratique singulière au film d’arts martiaux, c’est le surgissement d’un doublage francophone décalé. Bien avant Michel Hazanavicius, René Viénet proposa le doublage décalé sur des films chinois. La Dialectique peut-elle casser des briques ? , qui réemploie un an après sa sortie les plans du film d’arts martiaux Crush (1972, Tu Kuang-chi), en est le plus célèbre exemple. L’expérience joue sur le contraste entre le sérieux des visages, la qualité technique des combats et l’exotisme des tenues et décors avec des dialogues en phase avec la réalité politique de la France des années 1970. La subversion est multiple, par ce décalage, par l’humour controversé, et par les dénonciations des problèmes de la société de l’époque.

La démarche de Viénet s’ancre dans le contexte du mouvement situationniste des années 1960 à 70, notamment dirigé par Guy Debord. L’utilisation de l’art et son détournement comme arme politique motivent clairement le redoublage et remontage opérés par Viénet sur le film chinois – un film dont il n’a par ailleurs pas les droits, ce qui explique probablement son absence d’édition en DVD chez nous. Cet exemple de mashup reste ainsi exceptionnel. Il rappelle néanmoins un autre pan de production : celui des premiers doublages absurdes opérées par les Français sur les films asiatiques. Le caractère singulier de la culture, seulement arrivante sur le continent, décontenançait : les doublages paraissaient étrange car les traductions tentaient de ré-occidentaliser, en vain, des propos d’une culture peu connue. La création de nombreuses incohérences est ainsi visible sur d’autres films chinois, mais également sur les premières séries animées japonaises. Ce genre d’inadéquation entre la parole et l’image crée souvent un effet à la fois étrange et comique, et accentue, paradoxalement, l’attrait exotique de ces productions.

Aujourd’hui, cette pratique s’est certes raréfiée, mais elle s’est néanmoins diversifiée. Beaucoup d’internautes étrangers s’en amusent encore, en jouant sur un double-tableau des stéréotypes culturelles, notamment en plaçant dans la bouche des héros des dialectes improbables. Cette vidéos propose une absurde leçon livrée par Bruce Lee… en créole.

LA FUREUR DU DRAGON MASHUP : OÙ LE KUNG FU MENE A LA FANTAISIE

Au fil des recherches, le rédacteur mashupien fait parfois face à des propositions déroutantes, difficiles à cerner et rassembler dans une même catégorie. Car l’étrange, voire le bizarre, s’est révélé incroyablement prolifique pour le kung fu. Le mot, peut-être parce qu’il se raccorde à l’exotique, à une fascination fondée sur les actes de fureurs, de dépassements des corps, de transgressions également, emmène sur des terrains de création nouveaux.

Le jeu vidéo, en ce sens, est un média qui revient non seulement pour la confusion entre réel et virtuel, confirmant à ce niveau l’inspiration de l’un par le cinéma, mais aussi pour la parodie volontairement décalée. C’est souvent le cas pour la figure de Jackie Chan, qui a justement été transposée en jeu de combat. Jackie Chan est plus facilement détournable que Jet Li ou Bruce Lee. Comédien et artiste de cirque et de théâtre, très loin de ses pairs qui ont suivi une formation de combattant, il s’est ouvert à plus de possibilités burlesques et parodiques dans ses films. Toute sa panoplie de jeu et de gestes s’est bâtie en outre en opposition à celle de Bruce Lee, conscient qu’il était qu’il demeurait impossible de succéder au Petit Dragon et qu’il fallait trouver un autre langage, notamment en puisant dans le slap-stick américain – lire à ce sujet l’excellent article d’Adrien Gombeaud dans le numéro de Positif de juillet-août 2016. Dans la création ci-dessous, l’icône burlesque devient un héros fantaisiste dans un jeu militaire.

D’autres créateurs s’amusent à utiliser ce medium pour fantasmer des combats entre des figures populaires diverses. Ce youtubeur s’amuse par exemple à agencer des affrontements via les graphismes virtuels. Au-delà de la fascination et de l’hommage, il y a ainsi un espace pour l’imagination et la création de nouvelles combinaisons.

Retournons auprès des hommages et du milieu cinématographique. Même au cœur des multiples reprises et memorandums de Bruce Lee subsistent quelques variations étranges, décalées. Le Bruce Lee contre Bruce Lee d’Antonio Maria Da Silva en est le meilleur représentant. La création, si elle paraît concrétiser un certain fantasme, allant jusqu’au bout de la fascination pour aboutir sur ce jeu de miroir, se révèle plus un hommage au père et au fils. La disparition de Bruce Lee enveloppe aussi celle, tout aussi controversée, de Brandon Lee. La réunion finale sonne le glas d’une réconciliation quasi mystique, dépassant néanmoins les autres tentatives d’hommages. L’expérience frôle en outre le surréalisme, par le gommage des marques de collage, le choix des angles de prises de vue, l’alanguissement du rythme d’un combat où la confusion s’installe.

La résonance lointaine du terme kung fu entretient une certaine mémoire de l’émotion. Celle-ci se cristallise autour d’un grand nom incarnant la révolution du corps et de l’esprit. Le décès soudain de Bruce Lee a créé la rupture au sein des productions de films d’arts martiaux : de la même manière, cette rupture se retrouve dans les propositions mashupiennes, largement gouvernées par les actes de remémorations et les hommages rendant grâce au Petit Dragon.

D’autre part apparaissent ponctuellement quelques variations démantelant l’image positive du kung fu, s’amusant à la tordre tout en l’utilisant comme moyen de subversion exotique. L’arrivée de Jackie Chan, voire de Donnie Yen, ont quelque peu remanié ces cartes et permettent l’émergence de cet esprit plus retors. De même, le terme kung fu migre vers d’autres sens et connotations ; il tend notamment vers la fantaisie exotique auprès du public et des créateurs. Pour en revenir au cinéma, la trilogie Kung Fu Panda a totalement misé son succès sur ce rapport fantaisiste, avec un zeste de nostalgie et un brin de dérision des arts martiaux.

Le mashup, en l’occurrence, n’a jamais autant reflété le courant qu’il souhaite détourner. Il révèle ainsi le creux qui subsiste actuellement dans la production chinoise ; mais montre aussi la souplesse du terme. Il reste à voir si le mashup du kung fu va définitivement migrer hors de Chine, hors de l’âge d’or du film d’arts martiaux, ou s’il se saisira de possibles héritiers qui se dessinent.