Un hic numérique dans le droit moral

Exposition Guy Debord à la BNF
Exposition Guy Debord à la BNF

Le droit moral est un des composants du ‘droit d’auteur’ qui protège les auteurs de toute utilisation abusive de leurs œuvres. C’est très bien tout cela mais il y a un hic : il n’a pas évolué avec son temps à tel point qu’en l’état, il se positionne désormais comme l’un des principaux freins à la création.

Le pourquoi de la loi ?

Le droit moral est défini à l’article L121 et suivant du Code de la propriété intellectuelle (français)*. Il se décline en différents droits attachés à la personne de l’auteur de l’oeuvre, droits inaliénables, perpétuels et transmissibles (le but étant de conserver ad vitam æternam un détenteur des droits moraux). Son utilisation la plus répandue est le droit à la citation, qui impose à chaque utilisation/diffusion de l’oeuvre de citer l’auteur ou les co-auteurs (par exemple, les génériques en fin de film). Mais ce n’est pas le seul pouvoir que ce droit accorde aux auteurs : droit de choisir le moyen et le moment de la divulgation de l’oeuvre (L.121-2), le droit de retirer l’oeuvre du circuit commercial (L.121-4) et surtout le droit au respect de l’oeuvre (L.121-5). C’est cette partie qui va nous intéresser ici.

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« Ai Weiwei dropping the urn » by ai weiwei

L’intention de départ est louable et garantit l’intégrité physique de l’oeuvre. Car, à l’instar des mashupeurs aujourd’hui, les envies créatives de certains artistes sont passés par la modification, l’assimilation, la décomposition d’objets, uniques ou non. Par exemple, on peut citer Salvador Dalí n’hésitant pas à fusionner différents objets (service en porcelaine et goudron) ou Valérie Hegarty qui simule la destruction d’oeuvres pour en créer de nouvelles. On peut toujours discuter sur la qualité artistique de l’oeuvre modifiée par rapport à l’oeuvre originale, il paraîssait indispensable que ces modifications soient sujettes à un accord préalable pour sauvegarder l’oeuvre originale. La loi désigne donc une personne, détentrice du droit moral de l’oeuvre, auquel il faudra faire les demandes. L’article est explicite, la modification de l’oeuvre (prendre un extrait est considéré comme une modification car ‘suppression des séquences pré et post extrait’) est sujette à l’autorisation des auteurs. Les ‘Auteurs’ d’un film sont le réalisateur, le scénariste, le compositeur et le dialoguiste.

Problème : la loi qui instaure le droit moral fait partie de ces règles pensées et appliquées bien avant que le numérique soit une réalité.

 

Son obsolescence à l’ère numérique

Aujourd’hui que penser du droit au respect de l’oeuvre ? Les moyens techniques évoluant, on arrive à un point où la reproduction, qu’elle soit numérique ou via l’impression 3D, ne détériore aucunement l’oeuvre d’origine. On peut alors se demander s’il est encore légitime de donner le pouvoir exclusif à une personne de faire valoir ses goûts (car il est clairement question de goûts), alors que d’une l’intégrité physique de l’oeuvre n’est pas touchée et de deux il est impossible de savoir si les goûts du détenteur du droit moral (= l’ayant-droit après la mort de l’auteur) sont similaires à ceux du défunt auteur.

Il serait grand temps d’engager un débat pour ajouter une exception numérique à ce droit au respect de l’oeuvre (L.121-5 du Code de la propriété intellectuel).

 

La situation actuelle

Actuellement, d’un point de vue juridique, on peut qualifier l’activité de mashupeur comme risqué. En effet, chaque auteur (ou son descendant) de chaque œuvre utilisée peut refuser sa diffusion. Par exemple, le mashup Final Cut Ladies&Gentleman de Giorgy Palfi devrait recevoir plus d’un millier d’autorisations pour pouvoir être légalement diffusé ; situation difficilement imaginable. Il a été sélectionné à Cannes Classics mais ne peut être distribué en salle.

Detourner FVM
Préface d’un journal anarchiste – 1977

 

L’équipe de l’encyclopédie soutient une évolution du droit moral pour les œuvres numériques, notamment pour les œuvres du domaine public. Pourquoi ne pas y inscrire une présomption de l’accord du détenteur du droit pour sa modification (ce ne serait plus à l’artiste mashupeur de faire la démarche mais au détenteur des droits de s’y opposer) et la nécessité d’une justification en cas de refus du détenteur des droits (ne plus permettre les interdictions basées sur les goûts personnels ou l’humeur de l’ayant droit) ?

 

Pour aller plus loin

La vision de la Société des gens de Lettres

Droit d’auteur et Internet sur Wikipédia

Fantômas V2.0 sur Romaine Lubrique

Le blog S.I.L.E.X

* Retranscription de l’article de loi :

Article L121-1
L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur.
L’exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires.

Article L121-5
L’oeuvre audiovisuelle est réputée achevée lorsque la version définitive a été établie d’un commun accord entre, d’une part, le réalisateur ou, éventuellement, les coauteurs et, d’autre part, le producteur.
Il est interdit de détruire la matrice de cette version.
Toute modification de cette version par addition, suppression ou changement d’un élément quelconque exige l’accord des personnes mentionnées au premier alinéa.
Tout transfert de l’oeuvre audiovisuelle sur un autre type de support en vue d’un autre mode
d’exploitation doit être précédé de la consultation du réalisateur.
Les droits propres des auteurs, tels qu’ils sont définis à l’article L. 121-1, ne peuvent être exercés par eux que sur l’oeuvre audiovisuelle achevée.