TOTORO, LE BATMAN DES PETITS ENFANTS

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C’est le souvenir d’une séance scolaire partagée avec quelques classes de primaire, le matin dans une salle tamisée du seul cinéma Art et Essai de la ville. Votre rédactrice était à l’époque une petite stagiaire chargée de surveiller le bon déroulement de la projection. A sa grande surprise, les enfants, trop jeunes pour avoir vécu les sorties de Princesse Mononoke ou du Voyage de Chihiro, ne connaissait même pas le nom de Miyazaki et encore moins la culture nipponne. Mais ils s’étaient levés de leur siège dès l’apparition du géant Totoro. Le monstre étrange était reconnu avec des éclats d’excitation et de bonheur, et les petites têtes des précoces spectateurs se dodelinaient de plaisir comme celle du personnage de la petite fille Mei. Ce bref souvenir montre la force de l’icône populaire qu’est la créature créée par Hayao Miyazaki en 1988. Icône qui, malgré son lien à l’enfance, n’échappe pas au travail du mashup.

Au départ de cet article, la rédactrice mashupienne que je suis désirait s’atteler à une autre icône, plus générale, celle du studio Ghibli. Au moment où elle commença ses recherches, quelques amusants exemples surgirent. Mais l’évidence éclata très vite : l’oeuvre la plus allègrement détournée restait Mon Voisin Totoro, indétrônable, typique de l’enfance chérie et émerveillée à laquelle beaucoup associent le studio japonais. Totoro est devenu une icône aussi forte, et même plus moderne, que le Mickey Mouse de Walt Disney, à la popularité acquise non seulement auprès des enfants japonais, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis.

Pour ouvrir le bal, voici une combinaison entre le trailer des Chroniques de Narnia et quelques figures du studio, dont évidemment la bête qui nous intéresse…

Le mashup assimile l’univers de C.S. Lewis à celui des univers Ghibli, fusion qui ne manque pas de sens sachant que beaucoup rapprochent certains films de Miyazaki des Chroniques du Monde de Narnia (C.S. Lewis, parues de 1950 à 1956), du fait par exemple d’animaux légendaires ou de passages vers d’autres mondes. La vidéo est en outre l’un des uniques exemples détournant plusieurs films Ghibli à la fois : la pratique se révèle en effet assez rare, et, lorsqu’elle existe, souvent pleine de prudence. L’audace existe peu. On n’ose guère s’attaquer au géant studio japonais et on lui apporte plutôt des créations renforçant le respect à son égard. Cela explique l’abondance de peintures, fanart, croquis copiant le style ou les motifs du studio. A l’inverse, les créateurs s’autorisent plus de transgressions avec une image de marque comme Disney.

Totoro fait figure d’exception dans ce portrait. Dans le mashup précédent, il était assimilé au majestueux lion Aslan, donc à une icône de la stabilité rassurante. Pourtant, le personnage de Totoro dégage plus que le gros oreiller touffu et réconfortant sur lequel s’endort la petite Mei. Ses détournements, s’ils témoignent d’un attachement certain, approchent la fascination autant que l’inquiétude que le bonhomme éveille. Avant d’accéder à des représentations qui séparent définitivement Totoro du monde doré de l’enfance, certains travaux vidéo mettent en valeur cette ambivalence. Avec ce redoublage et ce remixage de la célèbre scène où Satsuki attend le bus sous la pluie, deux fans de la série ont rendu les réactions des sœurs plus pesantes et graves. Ce travail de création est particulièrement intéressant car il est plus raffiné que ceux qui vont suivre : les indications personnelles se logent dans les respirations lourdes ou des intonations rajoutées par rapport à la version originale. Les modifications de la musique et de l’ambiance sonore rajoutent une touche plus inquiétante à la séquence.

https://www.youtube.com/watch?v=GQLq6SwpLXQ

Ainsi, Totoro éveille aussi les frayeurs. L’exemple le plus évident, et le plus démonstratif de cette ambiguïté, réside dans les abondantes reprises graphiques de cette même scène et de ce fameux plan où contrastent la silhouette de la fillette et l’immense créature à ses côtés. Dans le film de Miyazaki, cette composition contrebalance le surnaturel par la quotidienneté la plus totale – le simple fait d’attendre un bus sous la pluie. Elle dit beaucoup de la douceur qui se crée à ce moment précis, où Satsuki se repose d’un après-midi intense, passé à chercher sa petite sœur. S’il fait sourire dans le film, le jeu de contraste dans ce plan peut, hors de son contexte, imager la monstruosité. Les reprises picturales jouent sur cette réinterprétation et proposent des dérives soit mignonnes, soit sinistres du symbolique plan. Il s’agit aussi de créer d’autres équivalents avec d’autres icônes populaires.

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Plus d’exemples sur le site “Know your Meme” (en anglais)

Un autre détournement pictural du héros de Miyazaki est celui qui préside à notre article, à savoir le Bat-symbole. A priori, l’association semble incohérente : qu’auraient donc en commun le super-héros américain avec le gros animal fantastique caché dans le jardin de Mei et Satsuki ? Pourtant, les deux sont des figures de la nuit, perchés en hauteur, veillant sur les horizons endormis. Cette proximité nocturne, de même que leurs imposantes carrures, taillent le portrait d’êtres à la fois protecteurs et angoissants. Totoro serait-il l’équivalent d’un Batman pour petits enfants ?

En cela, des parodies de trailers de films d’horreur président dans ce que l’icône peut insuffler de terrifiant et mystérieux. Il existe par ailleurs de nombreuses « dark theories » sur le film de Miyazaki, cherchant, avec plus ou moins de sérieux, à trouver une interprétation à l’imagination des fillettes et aux scènes qu’elles vivent avec Totoro dans le film.

https://www.youtube.com/watch?v=jTJQqvylMok

D’autre part, les mashups s’amusent à détourner le symbole. Totoro est assurément l’un des personnages les plus intrigants de l’univers Ghibli, d’une physionomie étrange, au même titre que celles des robots de Laputa, de Sans-Visage ou de Calcifer. Cette étrangeté permet en quelque sorte la facilité à s’en emparer. Beaucoup de créations cassent ainsi l’image enfantine par l’intrusion d’autres éléments moins sérieux. L’une de ces vidéos, en particulier, vient tout droit du Japon et propose la rencontre improbable entre les deux fillettes et… Jason Statham !

https://www.youtube.com/watch?v=t1zbYXVr80g

Dans le fond, ces créations sont animées de la même intention que ceux qui proposent des détournements sur le thème de la peur. Il s’agit plus de combattre l’étrangeté de la ronde créature plutôt que de se laisser à contempler le réconfort qu’elle apporte. Un autre élément du film est particulièrement touché par le phénomène : le fameux chat-bus qui transporte les fillettes par-delà des collines. L’influence de Lewis Carroll est évidente pour cette créature, dont l’intense sourire et les yeux écarquillés renvoient au Chat du Cheshire. Avant Le Voyage de Chihiro, Mon Voisin Totoro est la première œuvre de Miyazaki qui flirte avec l’imaginaire d’Alice au pays des merveilles. L’influence rejoint cette idée de figure enfantine mi-rassurantes mi-terrifiantes. Dans la même logique de détournement de ces figures ambigües, le Chat-Bus du film a droit à son habillage Nyan Cat.

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Le symbole Totoro est devenu si fort qu’il sert parfois d’outil pour détourner un autre objet. Il s’est ainsi glissé dans une culture populaire, qui parle à tous, rappelle l’univers enfantin mais appuie aussi la dérision absurde.

L’ultime proposition de notre article mérite un petit peu de remise en perspective. En 2014, le député Ryutaro Nonomura, accusé de détournement d’argent des fonds publics, craque face aux journalistes lors d’une séance d’excuses filmée. La scène devient étonnamment virale, enflamme le net et suscite bon nombre de réactions, et pas seulement de la part de la population japonaise. Au-delà, la crise de pleurs devant les caméras en dit long sur ce tabou de l’éthique japonaise, à savoir le souci de ne rien laisser paraître en public. Devenue meme, elle est à l’origine de beaucoup de mashups ironiques sur le net et reconstitue ici la chanson phare du film de Miyazaki.

L’hystérie du montage et des nombreuses vignettes intercalées au rythme des lamentations remixées instaurent une forme de contre-discours cassant les stéréotypes nippons. Par le contraste, la création casse l’image dorée qu’a pu apporter le studio Ghibli auprès des publics occidentaux et ramène, par le filtre de l’humour, aux aspects les moins reluisants de la société japonaise, en particulier ses décisions politiques mouvementées, typiques du nationalisme répandu par le gouvernement du Premier Ministre Shinzô Abe. Cette dernière vidéo soulève ainsi des problématiques bien plus lourdes que l’étude de notre symbole – par exemple sur la capacité ou pas du mashup à critiquer la politique par des moyens de montage et de diffusion en ligne.

Le fait est cependant là : Totoro est devenu une image de marque dont la popularité et la souplesse peuvent bâtir des discours aussi tendres que critiques. La créature est en cela le seul élément un peu controversé dans l’univers si respecté et adoubé de Ghibli. Elle n’aurait pas pu gagner ce statut particulier si le film ne construisait pas cette image tantôt universelle, tantôt étrange. Cette figure, par ce statut, se rapproche plus d’icônes sombres tels Batman plutôt que de ses pairs enfantins, comme Ponyo, Pikachu ou Doraemon. Les absences d’explications sur son origine et sa création sèment en particulier le doute, d’une part parce que le monstre est peut-être surgi de l’imagination des fillettes, comme dans Max et les Maximonstres, d’autre part parce qu’il ne se définit pas toujours comme un héros. Il surgit aux moments les plus angoissants du film, dans la clairière d’une forêt sans issue, ou près d’un abribus perdu au crépuscule, veilleur intemporel et fantôme de la nuit. Un renvoi direct, en somme, aux sensations les plus singulières de l’enfance, à son impression de sécurité permanente inquiétée par des relents fantastiques inexplicables.