Jean-Luc Godard: le canin MashUpeur

Jean-Luc Godard en 2014
Jean-Luc Godard en 2014

La page blanche face à l’œuvre de Jean-Luc Godard : un sentiment terrible. Que dire qui n’ait déjà été dit ailleurs ? Comment ne pas se lancer dans une démonstration d’une centaine de pages ? Ou juste trop effleurer le sujet sans rendre justice au personnage ? Je n’aimais pas Godard jusqu’à un semestre en master en Allemagne où tout est apparu clair, comme si le réalisateur avait besoin d’être extrait de son contexte parisien pour devenir plus clair à mes yeux. J’ai alors vu quasiment tous ses films et me suis réconcilié avec le personnage en découvrant qu’il n’y a en réalité pas un mais des Jean-Luc Godard. Dans le cadre de ce blog, c’est du Godard mélangeur de cinémas, de temps, d’époques et d’influences intellectuelles, celui d’Histoire(s) du cinéma dont je parlerai principalement.

Il me faut cependant d’abord faire un détour par le Godard de la nouvelle vague pour mieux comprendre la suite. Ma génération née avec les clips vidéo est désormais baignée dans un monde d’images où les coupes rapides et le jeu vidéo ont habitué aux disruptions visuelles et sonores. Mais ce qui est aujourd’hui presque banal relevait de l’avant-garde des années 60. Godard a révolutionné le montage visuel et sonore dans la fiction, en plus des méthodes de tournage. Les coupes intempestives dans l’axe dans A Bout de Souffle ou les ruptures sonores dans Une Femme est une Femme (entre autres films, bien sûr) sont des souvenirs tenaces dans ma mémoire. et ils ont marqué à l’époque de leur sortie. Il disait dans Histoire(s) du cinéma : « Qu’est-ce que l’art sinon ce par quoi les formes deviennent style. ». L’avenir du cinéma et des arts visuels en général lui ont donné raison, des formes jugées avant-gardistes sont devenues style même si ce n’est pas forcément au cinéma que cela a eu lieu, comme il l’aurait souhaité. Aujourd’hui, on ne découpe plus de façon disruptive ses propres images et ses propres sons, mais ceux des autres. Godard a involontairement montré la voie aux arts nouveaux, dont le MashUp.

Je m’attarderai un moment sur Le Mépris, car il s’agit d’une œuvre importante dans l’histoire du (ou plutôt des) cinéma(s) godardien(s). Il avait déjà truffé ses films de multiples références, participant à une technique de réemploi (cf cet article) massivement utilisée. Le Mépris va plus loin car le cinéaste suisse va directement invoquer dans son film un de ses maîtres : Fritz Lang en lui donnant un rôle dans le film. Son propre rôle : réalisateur. Un procédé qui, à ma connaissance, était inédit jusque là dans l’histoire du cinéma. L’hommage est donc plus qu’appuyé. Plutôt que de réutiliser des images de ses films ou y faire référence, il inscrit le corps, l’esprit et la voix de son mentor dans sa fiction. Hommageur forcené, Godard n’utilise pas les images des autres dans sa création mais inclut la personne qui les a faites. On pourra discuter de l’efficacité du procédé, mais toujours est-il que l’on peut constater que Godard a en lui une culture de l’hommage qui l’amènera au réemploi et de l’hommage dès ses débuts, même si l’on ne parle pas de MashUp ici. Il est un des premiers cinéastes à insister sur l’importance des influences de ses prédécesseurs, tout comme ses confrères de la Nouvelle Vague et des Cahiers du Cinéma. Il encense certains réalisateurs pour mieux en critiquer d’autres. Il ira cependant bien plus loin avec Histoire(s) du Cinéma.

Je ne suis pas forcément d’accord avec le fond de la pensée de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du Cinéma. Sa vision élitiste et personnelle semble avoir valeur de vérité absolue alors qu’il ne s’agit que d’un point de vue. L’Histoire est toujours une réinterprétation des faits, ne l’oublions pas. C’est pour cela que je préfère fondamentalement le travail de Chris Marker dans Sans Soleil qui est contemporain d’Histoire(s) du Cinéma car il propose une vision du monde, de sa géographie, de son histoire mais n’assène pas de vérité. Godard est cependant essentiel et son cinéma s’épanouit d’une autre façon que Marker dont il est complémentaire. Il peut paraître surprenant de mettre en perspective ces deux films, mais pourtant les destins de leurs deux réalisateurs sont liés par leur parcours dans lesquels ils se sont croisés, ainsi que leurs convictions et leur avant-gardisme formel. J’ai traité précédemment de Chris Marker sur ce blog et c’est en m’intéressant à lui qu’il m’est paru essentiel d’aller vers Godard, comme s’ils étaient indissociables dans mon esprit.

Histoire(s) du Cinéma est un MashUp avant l’heure en tant que mélange créatif d’œuvres préexistantes. Cependant, contrairement aux MashUpeurs d’aujourd’hui qui se contentent, dans leur grande majorité, de faire parler elles-mêmes les images, Godard les utilise pour développer et aussi illustrer son discours. Leur statut est donc ambivalent. C’est une réappropriation à la fois documentarisante et esthétisante. La matière filmique est tantôt une part du discours, tantôt une illustration. Pourtant, le film n’existerait pas sans ces images qui ont marqué l’auteur qui les réutilise. Le discours lié et sa structure en chapitre en font une démonstration et donc une interprétation.

Il est important de noter qu’Histoire(s) du Cinéma a été créé en vidéo, durant les années 80 alors que le procédé émergeait. Chris Marker, de son côté utilisait aussi la vidéo pour détourner ses propres images dans Sans Soleil. L’art vidéo a été le prédécesseur de la création numérique en terme de liberté. Godard a ainsi pu laisser libre cours à son imagination grâce à la vidéo sans avoir besoin de trop nombreux techniciens intermédiaires. C’est en cela que c’est une de ses œuvres les plus personnelles, de mon point de vue. Il y développe un discours et un montage qui sont plus clairs que dans nombre de ses films de fiction récents qui restent, pour beaucoup, très abscons bien que souvent drôles et poétiques, mais également arides. Le Godard critique des années 2000 semble blasé. Et c’est bien dommage !

Pourquoi Godard n’a pas continué dans la voie de la création à base d’images préexistantes bien qu’il en insère encore parfois dans ses films ? Il a pourtant affirmé : « La télévision fabrique de l’oubli. Le cinéma fabrique des souvenirs. ». Pourtant, dans Adieu au langage, son dernier film sorti en 2014, il réutilise des images de télévision en plus d’images de cinéma. Face à l’oubli, pourquoi ne pas entretenir et réactiver le souvenir ? Les inrockuptibles, dans leur critique de Adieu au langage parlent de « Mash-up poétique, critique et scatologique » ». Le mot « Mash-up » est pourtant dévoyé, à mon sens, puisque Godard utilise à 95 % des images nouvelles. On notera qu’il reste aussi dans un circuit de distribution classique pour son film qui a été présenté à Cannes en sélection officielle. Pourtant, Godard est un défenseur de la création sur internet, comme on peut le voir dans cet article de Numerama. Il défend le libre réemploi des images et la conception actuelle du droit d’auteur qu’il juge inadapté. Ici, sur ce blog, nous ne pouvons qu’approuver. Il affirme utiliser les images d’archive sans le consentement des auteurs et/ou des ayants droit. Un geste militant, certes, mais Godard reste tout de même dans un circuit de distribution classique pour ses œuvres…

Adieu au langage Chien
Roxy Miéville dans Adieu au langage

Alors que Chris Marker se montrait en félin dans des créations numériques, même dans les dernière années de sa vie, Godard a préféré mettre en avant dans Adieu au langage la figure du chien, Roxy Miéville (le chien de sa compagne, Anne-Marie Miéville?) qui est filmé dans toutes les situations, été comme hiver et semble guider le spectateur dans ce film labyrinthique. Godard a du flair, une fidélité à ses idées, l’obstination d’un canin qui ne veut rien lâcher, mais aussi cette douceur pour ceux qu’il aime et enfin cette capacité à grogner et montrer les crocs face à ceux qui menacent ses idéaux. Ce chien, dans son dernier film, semble nous prendre à parti pour nous faire rester dans le film et attirer notre compassion (dans les dernières minutes du film, les deux personnages principaux s’inquiètent du chien qui paraît mélancolique). Est-ce Godard qui nous parle de sa propre mélancolie face à une mort qu’il semble voir comme prochaine ? Cette citation d’Antigone « Vous êtes empli du goût de vivre. Je suis là pour vous dire non. Et pour mourir. » résonne pendant tout le film… Godard est un vieux sage qui a fait son adieu au langage. Cependant, je l’espère, il n’a sans doute pas encore fait son adieu aux images…

Antoine Menou