Criticanalyse 11’09″01 d’ Iñarritu : redonner sens aux archives

Corps tombant
Les corps tombant des tours: l’image qui a tout déclenché selon Iñarritu.

Ici, sur Mashupcinema, nous voulons vous faire découvrir des cinéastes et pour cela, il nous faut rentrer dans la matière même, décortiquer leur travail pour mieux l’apprécier. Nous commençons avec un film qui n’est pourtant pas considéré comme un mashup, mais qui l’est clairement pour moi. Pourtant, il s’agit en même temps d’un anti-mashup par justement la non-profusion d’images. Il est l’oeuvre du cinéaste « filmeur » émérite Alejandro Gonzales Iñarritu qui a récemment réalisé des films forts tels que Birdman ou The Revenant. Pourtant, à mon humble avis, son meilleur film est un mashup de 11 minutes réalisé en 2002.  11’09”01 m’a bouleversé, il m’a donc fallu l’analyser dans le détail pour comprendre ce qui faisait sa force. Commencez donc par le regarder, il dure 11 minutes. Vous n’en sortirez pas indemne.

« Plutôt que d’apporter une réponse au public au travers d’un court métrage, j’ai choisi de confronter les gens avec leurs propres images…». Tout est dit dans ce propos d’Iñarritu sur son court-métrage 11’09″01, titre du recueil de 11 courts-métrages de par 11 réalisateurs différents sur le 11 septembre 2001 et l’émotion que cet événement historique a suscité. C’est le producteur français Alain Brigand qui est à l’origine du projet. Le Mexicain a choisi de ne pas se mettre à distance à travers une fiction mais d’exploiter les matériaux existants en les mashupant. Peu d’images mais beaucoup de sons – 60 sources, en tout, d’après l’auteur. Ce choix de sobriété visuelle sera bien sûr au menu de cette analyse guidée par cette pensée prégnante :

« En quoi mashuper et affronter ces images désormais inscrites dans la mémoire historique collective est-il plus touchant que de recréer une histoire fictionnelle ? »

Qu’est-ce que le noir au cinéma ? Le vide ? L’absence d’image ? Pourtant, le noir c’est en physique, l’absorption de tout le spectre lumineux par une surface et le noir d’Iñarritu doit être compris en ce sens. Les habitudes culturelles font du noir à la télévision, comme au cinéma, une « non-image ». Cependant, Iñarritu montre en moins de 10 minutes ce que le noir peut être : « J’ai essayé de faire 11 minutes de silence visuel, comme un hommage, avec les couleurs de la mort et de la douleur – représentées par le noir ». Attardons-nous sur la notion de « silence visuel » qui est en soi une intéressante synesthésie. Comment une image peut-elle être silencieuse ? Une notion purement acoustique que le silence. Le « silence visuel » serait-il alors une absence d’image comme le silence est une absence de son ? – et encore…Il n’y a pas d’équivalent du silence dans l’image à part peut-être justement le noir quand nous fermons les yeux, et encore…car souvent des images mentales viennent s’y insérer dans ce noir qui n’est pas véritablement noir. Il n’y a jamais absence de visuel, il est toujours « quelque chose ». Le noir est juste une convention qui signifie un vide mais pas une absence. Un vide en opposition à la profusion des couleurs et surtout à l’animation des images. Le noir est immobile. Il est donc plus vide temporel que visuel.

Le noir d’Iñarritu est une invitation à la méditation

Une fois de plus : et encore… Si l’on s’en tient au temps objectif (cf Bergson et sa réflexion sur le sujet) le temps passe aussi vite devant une minute de noir que devant une minute d’un clip musical surdécoupé ; mais subjectivement une minute de noir est bien plus longue qu’une minute de clips. Le noir provoque donc bien un sentiment de vide qui n’est pourtant ni visuel ni temporel. Il est mental. Notre cerveau ne connaît pas l’immobilité du noir où les images mentales défilent en permanence. Le noir va donc à l’encontre de la pensée. Il est, de ce fait, un artifice qui a une fonction : arrêter ce flux pour mieux le maîtriser et permettre la méditation. Car le noir d’Iñarritu est une invitation à la méditation. Il est difficile de ne pas penser à Marker en disant cela et à l’introduction de Sans Soleil : « S’ils ne voient pas le bonheur dans l’image, alors au moins ils verront le noir. ». Le noir est bien un espace à part, hors de l’image dont est dérivé le mot imagination. Le noir n’excite pas la pensée pour la pousser à aller plus loin mais l’apaise. Le noir est donc opposé à la notion de flux donc au flux des images et donc au flux télévisuel, matière même des images du 11 septembre 2001. Iñarritu s’oppose donc volontairement à cette diarrhée d’images à laquelle on a pu assister ce jour-là.
noir
Le noir au cinéma: une notion redéfinie par Iñarritu.
Je n’avais pourtant que 13 ans à l’époque mais je me souviens encore de ces reportages qui se répétaient en boucle de 15-20 minutes à peu près sur France Télévision ( la 2 ou la 3…) avec les Tours/le Pentagone/l’avion écrasé/Ben Laden/le correspondant sur place/le plateau/la publicité. J’ai commencé à regarder vers 16h heure française et donc les avions s’étaient déjà tous écrasés à ce moment. Cette boucle d’images informait sans informer, montrait plus qu’elle ne décrivait. Je savais que j’assistais à un événement historique par ce simple dérèglement de la télévision qui ne pouvait ingérer un tel choc émotionnel et géopolitique. Il régnait une véritable confusion alors pour ne pas la montrer, on passait les images en boucle, c’était vendeur aussi…mais tellement confus. Le noir d’Iñarritu est si apaisant et organisé à côté. Il a absorbé tous ces spectres lumineux confus pour les unir avec poésie dans un « hommage » comme il le dit, pour transformer tout cela en la couleur du deuil. Il s’agit donc d’une reprise d’images du passé mais compressées et vidées de leur violence pour les laisser reposer en paix dans un noir « aux couleurs de la mort et de la douleur ». Iñarritu a creusé la tombe visuelle de ces images afin de pouvoir creuser celle des victimes de ces attaques et ainsi les laisser reposer en paix. Pour reprendre l’expression de Marker, toujours dans Sans Soleil, il a « repris[é], à l’endroit de l’accroc le tissu du temps ».

« Iñarritu a creusé la tombe visuelle de ces images afin de pouvoir creuser celle des victimes de ces attaques et ainsi les laisser reposer en paix. »

Car le 11 septembre est bel et bien un accroc voire une plaie dans le tissu du temps contemporain. Réunir 11 réalisateurs de 11 nationalités était une bonne idée mais certainement lancée trop tôt. Revenir sur un tel événement seulement un an après ne permettait sûrement pas le recul suffisant d’où des films qui ont finalement peu à voir avec l’événement historique en lui-même. Iñarritu sort du lot car il sait qu’il ne sert à rien de traiter cette journée en 11 minutes en voulant raconter une histoire. C’est trop peu. Son choix de la sobriété me paraît donc judicieux car il rend justice aux morts souvent oubliés derrière les considérations politiques. Grâce au noir, nous sommes aussi six pieds sous terre, comme eux. Le noir c’est aussi la nuit, l’absence de lumière comme l’obscurité qui a suivi les rues de New York après la chute des tours avec l’épaisse fumée qui a envahi les rues. C’est donc aussi une reprise de vision – d’horreur. Marker, au début de Sans Soleil utilisait le noir pour mieux faire apparaître le bonheur dans l’image, Iñarritu l’utilise pour mieux faire apparaître l’horreur des images.

« Marker, au début de Sans Soleil utilisait le noir pour mieux faire apparaître le bonheur dans l’image, Iñarritu l’utilise pour mieux faire apparaître l’horreur des images. »

Des corps tombant des tours se jetant dans le vide: voici les rares images d’archive montrées brièvement par Iñarritu. Ce sont, pour lui, les plus marquantes de cette journée : « Pas d’acteur, pas de caméra, pas d’équipe, pas de scénario, rien… seulement mon instinct musical et le souvenir de cet homme, habillé en rouge, tombant des tours du World Trade Center, ce qui était suffisant pour m’évoquer cette douloureuse journée.». Le Mexicain préfère donc évoquer sa mémoire du 11 septembre juste par quelques images chocs distillées par extraits rapides. Le noir omniprésent par son absence de mouvement accentue encore plus le mouvement descendant de ses corps. Ces derniers sont d’ailleurs filmés en fond de zoom comme des animaux sauvages insaisissables. Des humains filment la mort d’autres humains : ce type d’image est rare à être autant gravé dans la mémoire collective. Car le travail d’Iñarritu est bien un travail sur la mémoire, sur le souvenir réactivé : le sien tout d’abord mais surtout celui de l’humanité qui a vu également ces images soit le jour même, soit plus tard. Il se rapproche donc bien, en cela, de la démarche des mashupeurs : utiliser des images iconiques pour leur donner un sens nouveau.

« Le travail d’Iñarritu est bien un travail sur la mémoire, sur le souvenir réactivé : le sien tout d’abord mais surtout celui de l’humanité »

On assiste donc à un mashup de l’imagerie mentale comme d’un souvenir enfoui que l’on refuse de faire revenir devant nos yeux. Les premiers plans sont très rapides puis de plus en plus longs comme si ces images devenaient enfin supportables à regarder. Le plan de l’homme en rouge sera finalement montré dans son intégralité comme si l’auteur avait accepté de le revoir lui, après en avoir vu tant d’autres. Dans leur chute, ces anonymes entraînent l’humanité avec eux tant ces images sont touchantes. C’est en les isolant par son montage et aussi par la musique qu’Iñarritu leur redonne leur force. Au lieu d’un commentaire du type – je caricature – « Le désespoir s’est emparé des pauvres hommes et femmes coincés dans ces tours. Ils sautent donc pour échapper aux flammes. Des images insupportables. » comme on a pu en entendre le jour même en direct où il était juste possible de constater. Iñarritu reprend ces images pour les faire parler d’elles-mêmes et nous communiquer leur horreur qu’aucun mot ne pourra jamais décrire en fait – le mot horreur me paraît faible. On ne voit pas la mort, on ne la regarde pas non plus, ni l’observe, c’est un procédé qui va au-delà du processus de la vision qui nous fait percevoir la mort. C’est un processus intellectuel d’identification. La mort est pourtant omniprésente à la télévision : films, séries nous montrent des cadavres au quotidien, même le JT à l’occasion. ais là on voit la mort arriver, on devine l’impact sur le sol de ce corps qui tombe de plusieurs centaines de mètres mais que l’on ne voit pas s’écraser. Le hors-champ a ici un impact bien plus puissant. Dans les quelques images proposées, on ne voit personne de près parler à la caméra. C’est cela aussi le « silence visuel », ce n’est pas que le noir. Iñarritu a fait taire ces images trop bavardes.

« Iñarritu a fait taire ces images trop bavardes. »

Il va jusqu’à l’extrême en montrant la chute des tours dans le silence total alors que l’on a entendu ce son plus tôt dans le film. Ce sont les dernières images d’archive montrées et leur impact vient de ce silence remarquable après une surabondance de sons divers pendant plus de 8 minutes. Le silence est à la fois visuel et sonore ici. Le Mexicain nous propose de contempler ces tours en éliminant tous les parasites – le son notamment – pour mieux nous faire voir ces mastodontes d’acier s’écrouler comme un château de cartes. Montrer leur faiblesse physique, la faiblesse de ce symbole censé incarner la suprématie américaine. Ce silence est aussi celui de la stupeur. Il a été rapporté qu’à l’aéroport Kennedy les voyageurs sont restés pétrifiés 10 minutes dans un silence de mort avant de se jeter comme un seul homme sur les cabines téléphoniques ou leurs portables. Ce silence est celui de l’affliction qui rend muet l’Homme face à ce qui le dépasse. C’est comme cela que je comprends ce silence total.

« C’est grâce au mashup que l’image d’archive devient ici Image. »

L’Image a un caractère sacrée. Elle est une relique qui traverse le temps pour aider l’humanité à se recueillir et faire le deuil des siens morts ce jour là car c’est à l’humanité qu’Iñarritu dédie son film : « Cette offrande n’est pas destinée au peuple américain, mais à l’humanité elle-même, pour les événements qui se sont passés, et pour ceux qui ont suivi.». Le mot « offrande » est un geste fort venant d’un homme très pieux. Ce film est une prière notamment à travers les chants Chamulas – j’y reviendrai – mais surtout un prêche contre la violence entre les hommes notamment à travers la dernière image et son message en arabe puis en anglais : « Does God’s light guide us, or blind us? ». C’est la seule information textuelle du court-métrage qui apparaît après un long fondu du blanc vers le noir. Pour Iñarritu le blanc est la couleur « de l’espoir et de la guérison» qui logiquement succède à la couleur de « la mort et du désespoir ». On change ici de temporalité, le film parlait jusqu’ici du passé et du présent mêlés, là il parle du futur par l’interrogative. La lumière de Dieu guide-t-elle donc l’humanité ou l’aveugle-t-elle ? La réponse est visuelle puisque le film s’achève sur un aveuglement transformant les deux textes en lumière intense. Il renvoie l’humanité aux images de son passé pour la faire réfléchir sur son futur. Il leur renvoie également des sons du passé et du présent pour à la fois apaiser, émouvoir et faire réfléchir.
Does god light guide us or blind us
Capture d’écran du film.

« Il veut la paix pour l’âme de ceux qui sont morts ce jour tragique mais il sait qu’il n’aura pas celle des vivants. »

Le son est le fil conducteur du film et sa matière première avant l’image. Les éléments les plus impressionnants sont les chants aux morts des habitants de Chamula, ville de l’extrême sud du Mexique qui parle Tzotzil, une langue Maya utilisée par environ 330 000 personnes dans la région du Chiapas. Iñarritu explique, sans plus de précisions, que ce sont des chants dédiés à la mémoire des morts. Ce choix d’une langue que peu peuvent comprendre est très intéressant car il permet une sorte de compréhension universelle par l’émotion sans saisir le sens des paroles, juste avec l’intonation et la superposition de plusieurs chants les uns par dessus les autres. Le noir nous oblige à écouter, à ressentir, à prendre part à cette cérémonie religieuse malgré nous. Il nous fait aussi entrer dès les première secondes dans le mystique, ces voix montant progressivement du néant initial sans son ni image. La polyphonie des voix donne l’impression que ce sont celles des morts du 11 septembre qui reviendraient de l’au-delà dans une plainte à l’humanité. On peut même parler d’une réactualisation de leur douleur, que le processus de méditation offert par le film nous permet d’entendre. Les voix du passé viennent hanter les vivants. Les chants sont scandés par des coups de bâton qui, j’imagine, font partie de la cérémonie. Ils font apparaître les premiers flashs d’image appuyés par un fin travail de sound design. Ces voix sont progressivement accompagnées par un fond musical de cordes légères qui fait monter leur tension. Tout l’art d’Iñarritu est de faire monter très progressivement, et en simultané,  la tension du son et de l’image  pour arriver, au bout de huit minutes environ, à la catharsis. Les chants pour les morts vont se dissiper pour laisser la place aux archives sonores.

« Iñarritu a su gérer cette trop grande proximité des temps en refusant l’analyse »

Les sources sont nombreuses, surtout télévisuelles et américaines mais on entend d’autres langues mélangées par moment afin de garder la dimension internationale de l’événement. Ce sont les moments les plus prégnants de cette journée pendant laquelle ces attentats ont été retransmis en direct de façon ininterrompue. Ils sont montés comme un zapping : les phrases sont rarement complètes et ne sont pas chronologiques comme si l’on passait d’une chaîne à l’autre, d’un reportage à l’autre. Ce montage traduit la confusion, l’incompréhension, l’aspect dérisoire du discours télévisuel face à l’horreur de ces attaques. Les mots ne sont qu’émotion, précipitation, commentaire : aucun d’eux ne caractérise l’événement, il est ressenti mais pas analysé. D’ailleurs, Iñarritu ne cherche pas à expliquer. Le film a été réalisé dans les mois qui ont suivi le 11 septembre 2001. Il n’avait pas le recul nécessaire pour un travail de rétrospection avancé, d’où le choix d’un hommage mystique aux victimes et d’un message de paix à l’humanité. Le projet d’ensemble 11’09″01 a été critiqué pour son manque de recul par rapport à l’événement d’où le choix, par exemple, pour Ken Loach, de parler du 11 septembre 1973 au Chili où ce sont les Américains qui gagnaient un coup d’État à travers Pinochet. Un cinéaste travaille rarement sur l’actualité brûlante, son rôle étant plutôt, à mon humble avis, de revenir sur un événement une fois celui-ci « digéré » en quelque sorte pour le réactiver et le réexploiter à sa façon. Iñarritu refuse le commentaire, reprenant ceux de la télévision de l’époque, il refuse l’acteur, il refuse la prise de vue. Son travail est celui d’un monteur, art dans lequel ce réalisateur excelle – il suffit de voir 21 Grammes pour comprendre. On a affaire à une symphonie visuelle et sonore dans le sens où le tempo, le rythme, les arrangements entre images et sons, tels les instruments d’un orchestre symphonique, importent plus que le sens qu’ils produisent pris individuellement: une forme ultime de mashup, donc.

« On a affaire à une symphonie visuelle et sonore […] : une forme de ultime mashup, donc. »

Cependant, certains documents pris individuellement produisent une forte émotion comme le troisième enregistrement téléphonique. Il s’agit d’un message sur boîte vocale d’une femme dans un des avions qui appelle son enfant pour lui dire qu’elle l’aime plus fort que tout , mais que: « there is a problem with the plane ». Cette voix est comme ces corps qui tombent des tours : des images et des sons “mort-vivants”. Ils sont la dernière trace de vie de ces hommes et ces femmes. Comme si ces instants étaient restés suspendus dans une temporalité hors de la nôtre et réactivés à chaque fois qu’ils sont entendus ou montrés. Je ne ressens pas le passé à travers la voix de cette femme mais le présent, cette archive n’est pas une empreinte du passé mais une réactivation à l’infini du présent. On ne peut se mettre à distance et intellectualiser un tel document car il renferme une temporalité autre, on sait que cette femme va mourir, est condamnée. Un état d’entre-deux peu habituel dans un document audio qui l’empêche d’être autre chose que lui-même. Le temps n’a pas d’impact sur lui. Iñarritu n’a mis aucune image derrière, juste un filet de cordes qui maintient la tension et la cohérence sonore. Il réutilisera d’ailleurs cette idée dans 21 Grammes lorsque Naomi Watts écoute en boucle le message laissé sur sa boîte vocale par son mari où on entend aussi ses deux filles qui meurent quelques secondes plus tard dans un accident de la route. Cependant, l’effet est différent dans la fiction : il s’agit dans 21 Grammes d’une douleur individuelle alors que les paroles de la femme de l’archive sonore sont entrées dans la mémoire de l’humanité. Le génie du Mexicain est aussi d’utiliser des images et des sons qui peuvent être compris par tous même les passages parlés.

« cette archive n’est pas une empreinte du passé mais une réactivation à l’infini du présent »

Peu avant les images de la chute des tours et leur silence, une joute verbale oppose deux discours opposés. On entend d’abord l’interview d’une Américaine non identifiée qui veut que vengeance soit faite contre les agresseurs de son pays : « I want their mothers to be hit, I want their wifes to be hit, I want their children to be hit ». Il s’agit d’un discours de haine contre les Musulmans qui sera d’ailleurs relayé par Georges W. Bush et sa « Croisade ». On reste dans l’émotion, la tragédie même, ces mots pouvant faire penser au théâtre classique dans une tirade tant ils sont forts de conviction et de violence. En écho, un homme prend ensuite la parole en arabe comme pour répondre à cette femme par la même violence.. La violence répond à la violence. La montée en tension s’achève sur ce non-dialogue et le silence redevient visuel et sonore avant la chute des tours. Ce moment représente une sorte de catharsis sonore où deux discours qui s’opposent et ne communiquent pas amènent au néant et à la destruction. Iñarritu rappelle ainsi que ce sont des discours et des mots avant tout qui ont provoqué cette catastrophe. L’incommunicabilité entre les hommes a détruit les deux tours de Babel du World Trade Center, symbole du capitalisme financier mondial et de son arrogance qui défie la volonté divine. Difficile de ne pas penser à une telle métaphore venant d’un réalisateur aussi pieux. Le capitalisme financier et la mondialisation sont une tentative de gouverner le monde sous une même bannière et derrière une même langue : l’argent. Les attentats seraient donc une revanche divine contre cet excès des Hommes d’où ce silence lors de la destruction : le silence de la piété face à la fureur divine. La multiplicité des langues après la destruction des tours laisse place à une autre et unique forme de communication compréhensible par tous  : la musique.

« L’incommunicabilité entre les hommes a détruit les deux tours de Babel du World Trade Center »

Iñarritu a fait appel à son compositeur favori, Gustavo Santaollala pour composer une bande-son originale en plus de tous les sons déjà présents et des chants Chamulas. Sa composition, qui sert, avant les images des tours, de moteur pour faire monter les images et les autres sons en puissance avec des cordes simples dysharmoniques. Elle se transforme, après ce silence, en harmonie montante accompagnée des chants Chamulas. La tension monte, mais dans l’apaisement cette fois. La Grâce de cette composition est amplifiée par le noir puis le fondu au blanc très lent qui l’accompagne. Iñarritu répond à la problématique qu’il a posé : si l’argent est une langue corruptrice qui apporte la fureur divine, la musique est, quant à elle, encore plus universelle. Elle est la véritable langue de l’humanité qui peut l’amener vers la paix au lieu des guerres causées par les inégalités du capitalisme financier mondial. Cette conclusion musicale est optimiste quant à l’avenir car elle montre que la paix et l’apaisement sont possibles après ces horreurs. Les images et sons d’archives traitaient du passé et du présent, la musique traite du futur possible pour l’humanité. Cette conclusion sonore est d’ailleurs plus optimiste que la conclusion visuelle qui nous aveugle. Le son nous apaise après cette pénible introspection des images et des sons du passé. Elle met aussi encore davantage en avant l’aspect mystique de ce mashup.
Tours
La chute des tours (capture d’écran).

« 11’09″01 segment Mexique est un mashup, le seul de la série et c’est en cela que c’est le plus puissant »

La force de ce morceau de 11’09″01 est sa dimension transcendentale et transculturelle. Iñarritu a compris l’objectif du projet d’Alain Brigand et a essayé de faire un film qui soit visible et compréhensible par l’humanité. En effet, comme je l’ai mis en avant précédemment, il comporte de nombreuses références bibliques, notamment le mythe de la Tour de Babel qui est d’ailleurs lui-même dans l’Ancien Testament et est donc compréhensible par les Juifs, les Musulmans et les Chrétiens. Mais au-delà de la symbolique et de l’interprétation, le Mexicain joue plus sur l’émotion visuelle et sonore en composant son film comme une cérémonie religieuse à la mémoire de ceux qui ont perdu la vie ce jour à travers les chants bien sûr, mais aussi à travers son montage, ses associations et le noir qui est compris par tous. Il insiste d’ailleurs sur le son car, selon lui, celui-ci a un pouvoir émotionnel plus fort que l’image : « Je pense que le son, le silence et la musique, même si ce n’est qu’un pan du cinéma, sont plus puissants, et se situent au-delà de l’expérience physique.». En effet, le film dépasse l’expérience physique. Le message que le réalisateur de The Revenant fait passer est un hommage métaphysique dont la religion sont les images et les sons, tout simplement. Le cinéma en lui-même est une forme de langage commun comme la musique. On n’a pas affaire ici au langage standard hérité d’Hollywood mais à une forme de communication extra-sensorielle que tous les bons cinéastes – mashupeurs ou non – savent atteindre.

“C’est en dépassant sa condition de dispositif mécanique de reproduction d’image et de son que le cinéma devient un art universel.”

On retrouve donc les ingrédients fondamentaux du mashup dans ce film : des images et des sons préexistants collés les uns avec les autres. 11’09″01 segment Mexique est un mashup, le seul de la série et c’est en cela que c’est le plus puissant car il communique avec le spectateur à travers le collage d’éléments qui sont connus de tous, ou presque, de musique et de chants. En cela, il ne relève pas d’une mise en scène qui est particulière à chaque civilisation ou pays là où la plupart des autres réalisateurs comme Amos Gitaï ou Idrissa Ouedrago choisissent de mettre en avant le point de vue de leur pays et de leur culture. Iñarritu recherche bien au contraire l’universalité. Sa quête peut paraître idéaliste et dérisoire mais pourtant son film est le plus acclamé des 11 et celui qui suscite le plus de commentaires sur la toile. Son projet est donc réussi de ce point de vue : il a réussi à trouver son public, l’humanité. C’est en refusant de narrer une histoire particulière et en préférant affronter directement les images et les sons de l’humanité que le film d’Iñarritu entre dans l’Histoire.

Bonus: Flesh d’Edouard Salier, un autre mashup sur le 11 septembre que vous pouvez retrouver dans mon article précédent sur mashup et porno.

Antoine Menou